Envoyé chez l'éditeur.
J'ai donc retiré les textes concernés.
Priez pour moi.
En teaser, la couv', réalisée par le succulent Christophe Lenté (ici ou là, sinon christophe.lente@gmail.com)
(en attendant les bonnes nouvelles je vous invite à consulter le blog d'un collègue, attention ça remue : http://haikuspenitentiaire.blogspot.fr/)
Y'a pas de chiens méchants
Fictions, micro-fictions, shot-stories
dimanche 29 mars 2015
lundi 12 janvier 2015
Manuscrit
Comme vous l'auriez sans doute deviné, ce blog est à moitié mort (un bon trois quart, disons) à cause d'un projet d'écriture très ambitieux et de longue haleine dont vous aurez peut être (si vous êtes sages) des nouvelles (lol) dans les parages, mais aussi à cause du démarchage des éditeurs pour réunir tout les textes de Gloirhole ici présent + la longue novella inédite faisant office de point de convergence à cette spirale thématique (bzzz les mouches).
Mon premier retour donne : "Je suis au regret de vous annoncer que nous n'avons pas retenu votre manuscrit, qui ne correspond pas exactement à ce que nous avons l'intention de publier pour l'instant.
J'insiste sur le fait que j'ai pris beaucoup de plaisir à le lire : c'est drôle, incisif et troublant, et, en un mot, abouti. Je ne doute pas du fait qu'il trouvera preneur ailleurs, ce que je lui souhaite et ce qu'il mérite."
Ça pète, non ?
Allez, au boulot
Mon premier retour donne : "Je suis au regret de vous annoncer que nous n'avons pas retenu votre manuscrit, qui ne correspond pas exactement à ce que nous avons l'intention de publier pour l'instant.
J'insiste sur le fait que j'ai pris beaucoup de plaisir à le lire : c'est drôle, incisif et troublant, et, en un mot, abouti. Je ne doute pas du fait qu'il trouvera preneur ailleurs, ce que je lui souhaite et ce qu'il mérite."
Ça pète, non ?
Allez, au boulot
jeudi 11 septembre 2014
Featuring
Un rendu pour un donné, un pied pour un poing, un mort contre un autre.
À mon tour donc de featurer sur la page de l'onctueux Blacksable.
En mode Alligator de Combat, bref et direc'.
Par ici : http://alligatordecombat.wordpress.com/2014/09/11/un-lac-par-simeon/
C'est un hommage à Grandrieux.
Si Grandrieux ressemblait à Klaus Kinski (imaginez un peu !).
À mon tour donc de featurer sur la page de l'onctueux Blacksable.
En mode Alligator de Combat, bref et direc'.
Par ici : http://alligatordecombat.wordpress.com/2014/09/11/un-lac-par-simeon/
C'est un hommage à Grandrieux.
Si Grandrieux ressemblait à Klaus Kinski (imaginez un peu !).
lundi 18 août 2014
Petite pause
Bonjour à vous, s'il vous arrive de me lire.
Vous avez pu constater qu'il n'y a pas eu d'activité sur ces pages depuis un bon moment. La faute à plein de choses, le boulot, les vacances, la vie, et un projet de livre assez ambitieux dont vous aurez des nouvelles très bientôt. Par ailleurs j'ai compilé et retravaillé les textes de Gloirhole pour les proposer à un éditeur. J'ai encore rien envoyé, ce sera sans doute pour la rentrée.
Je mets donc le blog en pause pour toutes ces raisons, bien qu'une nouvelle nouvelle devrait pointer le bout de son nez d'ici quelques jours.
Longue vie,
Vous avez pu constater qu'il n'y a pas eu d'activité sur ces pages depuis un bon moment. La faute à plein de choses, le boulot, les vacances, la vie, et un projet de livre assez ambitieux dont vous aurez des nouvelles très bientôt. Par ailleurs j'ai compilé et retravaillé les textes de Gloirhole pour les proposer à un éditeur. J'ai encore rien envoyé, ce sera sans doute pour la rentrée.
Je mets donc le blog en pause pour toutes ces raisons, bien qu'une nouvelle nouvelle devrait pointer le bout de son nez d'ici quelques jours.
Longue vie,
dimanche 18 mai 2014
Sang Hoon, 5 mai
Détachez vos ceintures ! On va décoller très loin, dans le foutraque et le loufoque.
Texte refusé pour une anthologie qui ne verra vraisemblablement jamais le jour chez Voy'el (le truc a été lancé il y a deux ans déjà). "Les événements gores décrits ainsi qu'une créature pas assez présente dans l'histoire nous ont obligées à le considéré comme hors sujet."
Avouez que ça fait saliver.
Petite note d'intention : pour les prochains textes, on va revenir à quelque chose de plus "normal", si ce mot a encore un sens ici. Les MAJ vont également s'espacer, je me rends compte que c'est impossible de tenir un texte par semaine - la preuve ces derniers temps. Je vais tabler sur un ou deux par mois.
Restez alerte.
Pas de pdf, je fais la grêve.
Texte refusé pour une anthologie qui ne verra vraisemblablement jamais le jour chez Voy'el (le truc a été lancé il y a deux ans déjà). "Les événements gores décrits ainsi qu'une créature pas assez présente dans l'histoire nous ont obligées à le considéré comme hors sujet."
Avouez que ça fait saliver.
Petite note d'intention : pour les prochains textes, on va revenir à quelque chose de plus "normal", si ce mot a encore un sens ici. Les MAJ vont également s'espacer, je me rends compte que c'est impossible de tenir un texte par semaine - la preuve ces derniers temps. Je vais tabler sur un ou deux par mois.
Restez alerte.
Pas de pdf, je fais la grêve.
Sang Hoon, 5 mai
« Ça n'avait pas
l'air vrai. Dans la rue les gens criaient c'est un monstre !,
assassin !,
pédophile !, il doit payer pour ses
crimes !, et tout ça. D'habitude le silence était partout. Là
ça gueulait. C'était déjà inadmissible. L'armée a bien essayé
de faire taire tout le monde. Dans le sang. Mais personne n'a jeté
l'éponge. Mes camarades déchiraient les affiches de propagandes,
qui parlaient d'acte de dévotion. Acte de dévotion ! Remarquez
on était plus à une contradiction près. On était tellement
oppressé tout le temps, on nous faisait avaler des couleuvres de
forces. Entre nous on appelait ça la menace sourde. »
Q
« Parce qu'on ne
pouvait rien dire. Tout était menace. Ton voisin, ton camarade, ta
femme. On pouvait te dénoncer pour des choses dont tu n'avais même
pas conscience. Même pendant le bordel, on ne pouvait jamais être
sûr que l'autre n'était pas un infiltré. Mais on n'a rien lâché.
Et ça a payé. »
Q
« Le poète officiel
avait parlé de la fin de la grisaille bouleversante des boulevards
déserts. On occupait la ville. Elle était à nous. La place kim
il-sung. L'arc de triomphe kim il-sung. L'hôtel ryugyong. Un
camarade avait même grimpé en haut de cette chose, un énorme cône
de trois cent mètres abandonné, qui a fini par servir de QG à la
révolte. A l'époque on disait révolte, on n'osait pas parler de
révolution. On était timide, bouleversé. On avait tous grandi au
milieu de ces murailles d'immeubles fades de même hauteur qui
n'avaient jamais bougé depuis des décennies et qui, soudainement,
brillaient des feux insurrectionnels qui embrasaient les peintures
nationales. Au feu ! qu'ils criaient, prenant l'eau du fleuve
qui encerclait la ville, comme pour éteindre l'incendie qui secouait
l'inébranlable topologie de pyongyong. »
Q
« Ça on ne l'a su que
bien plus tard. Il y a eu la coupure générale, si c'est de ça dont
vous parlez, qui a quand même été assez
efficace – pas assez contre le bouche à oreille, bien sûr. Nos
méthodes archaïques nous ont certainement aidé, sur ce coup là.
On ne nous attaquait pas seulement sur notre identité, mais sur
notre morale. Nos tabous. »
Q
« Non,
ça nous l'avons su une fois que le problème était réglé. Ça n'a
étonné personne. »
Q
« On
n'avait pas une grande connaissance de la politique étrangère,
c'est le moins qu'on puisse dire. Mais quand on a entendu que les
japonais renforçaient leur présence sur senkaku, ou que la chine
rompait ses liens avec nous, ou que la corée du sud appelait à une
intervention militaire immédiate (ils n'attendaient que ça), ou que
les américains se déclaraient prêt à intervenir pour la
démocratie, effectivement, ça n'a étonné personne. »
Q
« Il
faut savoir que pyongyong est réservée à l'élite politique et à
leurs familles. On n'y rentre pas comme ça. Moi j'étais un simple
soldat, et quand j'ai vu arriver des gens en train de hurler ce n'est
pas un homme qui fait ça ! C'est moins qu'un homme ! Un
animal ! Un tigre ! Un tigre malade !, j'ai eu la
frousse. On les a laissé passé. C'était risqué ! Et
rapidement nous nous sommes joint à eux, tout naturellement. »
Q
« 35
ans. 20 dans l'armée, comme gardien. C'est le bas de l'échelon. Mes
parents étaient soldats eux aussi. Ils sont mort pendant la grande
dévoration. »
Q
« Oui,
c'est comme ça qu'on appelle la famine qui a sévi pendant les
années froides. Parce que les gens se mangeaient entre eux. Moi j'ai
été épargné, parce que j'étais dans la capitale. Et puis un jour
mes parents sont partis en mission à la campagne et ne sont jamais
revenu. Le lieutenant colonel m'avait montré une vidéo où on
voyait une espèce de guet-apens avec un petit garçon enfoncé dans
la glaise en guise appât, et trois autres hommes déguenillés et
rachitiques se jetant sur mes parents ayant bravé les pièges de la
boue pour aller secourir l'enfant. Aussitôt égorgés, leurs corps
se faisaient traîner par les hommes jusqu'à se retrouver hors
champ, dans un petit bois maigre et dévasté, un petit bois d'arbres
nus mais sans feuilles mortes. Une rivière de sang traçait une
courbe sur le sol gris jusqu'à l'angle mort de l'image satellite,
d'où l'on devinait une maigre forêt remplie de cadavres et d'ombres
mouvantes. »
Q
« A
cette époque là non, je ne crois pas. Peut être qu'il y avait déjà
quelque chose qui grondait. Une colère. Je ne sais pas. Peut être
que ce qui s'est passé n'a fait que déclencher quelque chose qui
était déjà là avant. »
Q
« Kim
jong-song était quand même notre guide ! Notre grand
camarade ! Le grand successeur ! C'était notre idole,
notre roi ! Descendant de kim il-sung, le grand leader, et
défenseur du juché ! Imaginez le raz de marée quand vous
apprenez que l'homme, en qui vous et toute votre famille aviez confié
votre vie et votre pays, a mangé ses trois fillettes et son petit
bébé. Imaginez. »
Q
« De
la folie furieuse, oui ! Les enfants de kim jong-song
s'appelaient kwang ja, kyong hee, et shook-joo. Aucuns ne
s'appelaient kim (ce qui, à l'époque déjà, nous avait paru
bizarre). Les officiels n'avaient rien osé dire. De toute façon la
moitié d'entre eux avait été remplacé, nettoyé et envoyé en
camps de rééducation. Son nouveau né, un petit garçon, n'avait
pas encore de nom. Apparemment, il aurait commencé par lui. À lui
déboîter les os avant de le débiter comme un poulet. Vivant. Rien
que de l'évoquer ça me donne la nausée. Aujourd'hui on peut voir
des caricatures du guide en tigre attablé devant une assiette
d'enfants. Il paraît que ça marche du tonnerre en occident. Pour
nous, ça ne prête pas à rire. Ça nous secoue au sens propre.
Comme un cauchemar devenu réalité. »
Q
« C'est
un peu long à expliquer. Une histoire qu'on nous apprend quand on
est petit. Que
nos ancêtres tarirent le lait de la terre et qu'un homme sain, jiso,
descendant des baekso, décida de sacrifier ses repas afin de nourrir
le rang de ses camarades. Accablé par la faim, il souhaita mettre
fin à ses jours en se jetant du haut d'une falaise. En haut de
celle-ci, il découvrit une vigne dont il dévora les raisins. À cet
instant, jiso découvrit les cinq saveurs primordiales que sont
l'aigreur, l'amertume, le salé, le doux et l'épicé. Lorsqu'il
retourna auprès de ses camarades, il leur fit partager sa
découverte. Les camarades qui mangèrent le raisin eurent des dents
qui se mirent à pousser sur leur visage. Du venin en sortait par
torrent. Ils avaient mangé des hommes, et se faisaient punir pour
ça. Ils devinrent impurs et sales. Détournés des dieux, leurs
enfants naissaient monstrueux et difformes. Ils ressemblaient à des
animaux. Les malades étaient convaincu qu'il fallait boire à
nouveau le lait de la terre pour guérir du venin qui les habitait.
Ils attaquèrent le château des ancêtres et rasèrent la forteresse
jusqu'à y débusquer la source du jiyu qui se répandit alors sur le
sol et infecta la terre. Les malades moururent de faim, ainsi que
tout les habitants qui avaient survécu à l'assaut. L'infection se
répandit, et le pays entra dans la pire famine de son histoire,
connue sous le nom de la grande dévoration. Hwang-gung, l'un des
gardiens de l'humanité, supplia la grande intelligence kim jong-il
de les pardonner. Ce dernier jura qu'il ferait tout ce qui est en son
pouvoir pour restaurer l'honneur de son peuple. Il rassembla les
grands esprits céleste pour rétablir la bonne santé de la terre.
Les grands esprits lui demandèrent quel prix était-il prêt à
payer. Kim jong-il leur dit votre prix sera le mien.
On
ne saura jamais ce qu'il dût débourser. Hwan-gung, inquiet de ce
que Kim jong-il pourrait faire, demanda à hwanin s'il pouvait
descendre sur terre pour gouverner les terriens. Ce dernier accepta.
Alors qu'il était occupé à enseigner les rudiments de l'existence
aux humains, deux animaux virent le voir : un ours et un tigre.
Ils souhaitaient devenir humains. Hwan-gung
accepta, à une condition : qu'ils arrivent à tenir cent jours
au fond d'une cave sans lumière à ne manger que de l'armoise et de
l'ail. L'ours réussit, et devint une femme, la mère du Peuple. Le
tigre, qui n'avait pas assez de courage, échoua, et s'enfuit. Le
tigre croisa une femme dans les montagnes. Alors qu'il s'apprêtait à
la dévorer, elle lui proposa d'échanger sa vie contre celles de ses
quatre enfants, trois fillettes et un petit garçon. Le tigre
accepta, mais dévora quand même la femme, après qu'elle lui eut
indiqué où se trouvait sa maison. Le tigre rusa pour entrer dans la
maison, en se faisant passer pour la mère des enfants. Ils ouvrirent
au tigre, qui demanda à voir le bébé. Le tigre emmena le bébé
dans la cuisine et commença à l'engloutir lui-aussi. Lorsque les
fillettes comprirent que le tigre était en train de ronger les os de
leur petit frère. Elles s'enfuirent pour se cacher en haut d'un
arbre. Le tigre essaya de monter, en vain. Elles avaient répandu de
l'huile sur le tronc, et le tigre glissa. Ce dernier alla chercher
une hache et entama l’ascension de l'arbre. Les fillettes,
terrorisées, prièrent le hannunim de leur envoyer une corde
d'argent. Elles grimpèrent. Le tigre, arrivé au sommet de l'arbre,
voyait que les petites filles étaient toujours hors d'atteinte.
Comment avez-vous fait pour aller si haut ? Prie le
hannunim pour qu'il t'envoie une corde pourrie ! Le tigre, pas
bien malin, pria pour une corde pourrie. La corde cassa, et le tigre
mourut. Les fillettes étaient allées tellement haut qu'elles furent
transformées par le hannunim : l'une devint le soleil, l'autre
devint la lune, et la dernière devint les étoiles. Toutefois, les
petites furent écartelées par des distances faramineuses. Kim
jong-il proposa de les réunir en un seul et même endroit, afin
qu'elles ne s'éloignent pas, mais au contraire, qu'elles restent
ensemble en se tournant autour, indéfiniment. Il demanda
l’autorisation à hwan-gung, qui accepta. Par le simple pouvoir de
sa pensée, kim jong-il réussit à distordre le temps et l'espace en
un système qui portera le nom de système solaire. »
Q
« Prémonitoire,
oui, c'est le mot. Des suites de la grande dévoration, les
nouveaux-nés, issus d'une union forcée entre les membres d'une même
famille, au régime alimentaire essentiellement basé sur de la chair
humaine, montraient des signes d'anomalies génétiques. Les
scientifiques de pyongsung parlaient de maladie du cri du chat,
maladie de charcot, maladie de werner, progéria, syndrome de marfan.
Je serais bien incapable de vous dire en quoi ça consiste. Ils
n'avaient pas réussi à isoler ni à identifier une causalité
organique d'origine cannibale. Pour kim jong-song, cela ne faisait
aucun doute : son règne se terminerait en même temps que celui
de l'humanité. Ces anomalies n'étaient que l'addition payée par
l'homme pour son acharnement à refuser la mort : le signe
annonciateur de la renaissance par la destruction. »
Q
« Ça
n'était pas sans précédent. Kim jong-song, en tant qu'héritier,
était considéré comme un dieu – un
hanunim,
un maître des cieux. Le mudang
officiel du parti lui avait prédit la destruction du moyen-orient.
Quand le lait de la terre viendra à manquer, les hommes se
diviseront jusqu'à ne devenir qu’épices. Le suicide nucléaire de
vladivostok avait fait des dégâts. Le primore n'était que cendre
et famine. Le destin sibyllin de jiso se réalisait à nouveau,
tronqué, oblitérant l'avenir d'un peuple : payant le tribut de
la traite du lait, les russes, survivants épuisés de l'atome mais
irradiés, avaient des dents qui leurs poussaient en travers du
visage, tandis que leur sang se gorgeait d'acidité. Leur propre sang
devenait leur propre poison ! Ils s'entre-tuaient. Comme nous.
Ils réalisaient la prophétie, mais à l'envers. »
Q
« Il
avait exhorté les survivants à rejoindre nos rangs. Comme le
bronze, le bras ouvert sur un futur radieux. Il avait proposé aux
victimes de retrouver leur nature d'être purs d'avant l’apocalypse,
de trouver la lumière dispensée par la morale du Juché. Élever
leur âme jusqu'à y soigner les meurtrissures de leurs corps. Nos
voisins seraient enfin libérés de leur misère, en jouissant de la
richesse toute relative de notre pays. C'était
ça ou mourir de maladie dans la poussière radioactive.
Seulement,
le résultat n'avait pas été à la hauteur des attentes de kim
jong-song. Les russes, hommes de fiertés et d'honneurs, nous avaient
attaqué dès leur arrivée après la traversée du continent chinois
– bien heureux de pouvoir faire commerce au passage. La répression
avait été sans pitié. Ce peuple ancestral, affaibli, avait été
balayé comme un souffle sur une table poussiéreuse. Les cadavres
squelettiques s'étaient superposés sur la place kim il-sung, comme
un avertissement. Je vous ouvre les bras, et vous voulez tuez votre
sauveur ! disait-il avec son autorité naturelle. C'était
impressionnant. On était à ce moment là encore plus patriote que
jamais. »
Q
«
Oui, sans doute. Il était tellement haut qu'il ne pouvait pas
décevoir. Il n'avait pas le droit de décevoir. C'est sans doute
pour ça que l'histoire du poulet ça nous a laissé un peu sur notre
faim. C'était peut être ça, la chose dont je parlais avant. »
Q
« Les
trois pattes. A travers les barbelés, le grand camarade avait
demandé une visite officielle auprès de son cousin, voisin et
néanmoins ami le premier ministre kyu bong-soo afin de voir le
miracle de ses propres yeux. Le sud-coréen avait accepté la
demande, qu'il avait transformé en invitation. Afin de discuter des
enjeux politiques, économiques et sociaux d'un rapprochement entre
les deux corées, ou quelque chose comme ça. La sécurité avait été
renforcée, les mines entre les deux pays multipliées par deux.
L'espace aérien était sous contrôle satellite chinois. Le
périmètre étanche était occupé par les russes d'occident. Les
alliés étaient sur le qui-vive, les médias se bousculaient. Je me
rappelle des images de la chaîne nationale. Les deux chefs se
toisaient sans rien dire, comme pour honorer cette vieille tradition
entre les soldats du nord et du sud le long de la frontière. Le
grand camarade avait les blancs. Il bougea en premier. Il exigea de
voir le poulet de ses propres yeux avant de pouvoir traverser la
frontière. »
Q
« Oui !
Kim jong-song était accompagné de son mudang
et
de son armée de main, dont les effectifs montaient à plusieurs
centaines de membres. Tous à la DMZ, les bras remplis d'offrandes.
Il avait déposé le kosa que l'homologue regardait avec des grands
yeux. Ce dernier devait ignorer ce que signifiait ces dons, cette
nourriture sans viande, ces amas de fleurs, des kimjungila, des
kimilsugnia, et ces jangseung !
Ça
faisait des années que les rudiments de la tradition avaient dû se
noyer dans les remous du pouvoir capitaliste. Le sud calquait son
déclin à venir sur celui des états-unis, brûlant les pigments de
la tradition dans celles de la consommation vidéo-ludique. Kyu
bong-soo était tiré à quatre épingles – cette rencontre était
une première historique depuis plusieurs générations ! Il
arborait une coupe de cheveux modeste, entre la brosse et la mèche
dégradée. Son costume cravate noir et sobre contrastait avec le
bleu-vert des troupes casquées qui l'entouraient. On aurait dit un
enterrement, plutôt qu'un traité de paix. À côté de lui, Kim
jong-song était serré dans son trois-pièces rougeâtre et fade,
tiraillé par une double ceinture, un pantalon verdâtre trop étroit,
et affublé d'une espèce de clochard céleste. »
Q
« Il
y a une blague à ce sujet. Quand kyu bong-soo fit appeler les
gardiens, afin qu'ils lui amènent le poulet à trois pattes. En
voyant haesik – c'était son nom – kim jong-song pleura. Il se
tourna vers son mudang afin de lui demander ce qui lui arrivait. Que
m'arrive-t-il, mudang ? Vous
pleurez, mon camarade. Je pleure ? Mais qu'est-ce que ça
signifie ? Que vous êtes émus, mon camarade ! Il paraît
que la dernière fois qu'il avait pleuré – c'est à dire la
première –, c'était lorsqu'il avait stérilisé le foyer
contre-révolutionnaire de son petit frère, qui avait eu des
rapports sexuels avec une étrangère. Ce qui était passible de
peine de mort, il ne pouvait pas l'ignorer. Femme, parents, grand
parents, enfants, oncles et tantes étaient coupables eux aussi, par
association. En tout logique le leader ami aurait du mettre fin à
ses jours, mais il estima que l'infection n'avait pas pu contaminer
l'inébranlable pureté de sa filiation directe, impénétrable et
inviolable d'avec le sang de l'éternel. Enfin, peu importe.
Aujourd'hui on peut voir que des militaires avaient filmé la scène
et l'avaient mise en ligne. On voyait kim jong-song qui s'essuyait
les yeux. Il était ébranlé. Son émotion était le signe d'une
délicate attention de la part des dieux. Il demanda à son mudang
d'y
faire honneur. Le mudang commença alors un kut, rapidement suivi par
kim jong-song lui-même. Les militaires n'en revenaient pas. Je
revois encore leurs têtes ahuries. Là, sur la frontière, sur la
limite d'avant la guerre totale ; là, dans ce préfabriqué où
pourrait se déclencher la fin du monde sur un malentendu, le grand
camarade, qui était gros et gras et mou, dansait avec son fou, un
homme sec, maigre et chétif. Ils arquaient les jambes de façon à
former un losange, et leurs bras, telles des droites infinies,
oscillaient vers le ciel au rythme des mantras scandés par les deux
fous. Hwaniiiiiiiin, demi-tour, paumes sur le torse, jambes fléchies,
hwanuuuuuuung, demi-tour, pas en avant, frappe des deux mains, puis
paumes vers le ciel, tanguuuuuuuun, frappe du pied sur le sol, frappe
dans les mains, bombage du torse. On apprend ça à l'école. »
Q
« On
a prit ça pour de la propagande étrangère. Kim jong-song était
fou à lier ; kim jong-song était toxicomane, en crise de
manque, accro à la pornographie ; kim jong-song était possédé
par des démons ; kim jong-song était un prophète, un
messager ; kim jong-song tendait la main vers ses frères de
sang ; kim jong-song préparait un coup militaire ; kim
jong-song manipulait l'opinion par un faux rapprochement ultra
médiatisé organisé par ses conseilleurs. Au final tout ça
pourrait être aussi bien vrai que faux. »
Q
« Notre
version c'était quelque chose comme, nous avons longuement discuté
d'un accord de paix avec notre voisin nord-coréen. Il n'est pas
impossible que dans un futur proche, le rêve de plusieurs
générations de citoyens se réalise enfin : voir la frontière
qui nous sépare de notre peuple se briser, voler en éclat, et voir
la grande corée s'unir à nouveau et retrouver le prestige de notre
civilisation millénaire ! »
Q
« Oui,
je m'en doute. A l'époque, non. L'esprit critique, ce n'était pas
ce qui nous caractérisait le mieux. On n'avait pas le droit. »
Q
« C'était
un imbécile doublé d'un malade mental. »
Q
« Il
paraît que son haleine avait failli lui faire tourner de l’œil,
atroce mélange d'ail pourri et d'armoise vulgaire qui aurait baigné
dans l'urine – ce qui expliquait peut être ses yeux exorbités et
l'impression qu'il était franchement en pleine crise
d'hallucination. Il avait proposé l'unification à la condition que
kyu bang-soo lui offre l'un de ses poulets à trois pattes. C'était,
selon ses propres dires, la victoire du miracle ésotérique des
samguk sur le péché d'orgueil de l'homme de terre. »
Q
« Non.
A vrai dire certains d'entre nous sont encore sceptiques à cette
idée. »
Q
« Oui.
Je pense pour ma part qu'il prenait les samguk au premier degré, qui
sont moins des doctrines qu'un ensemble de contes et légendes qu'on
raconte aux enfants. Il croyait vraiment aux goupils à neuf queues,
au cheval ailé, aux œufs fantômes ! Il y avait tellement cru
qu'il avait pratiquement réalisé des goupils à neuf queues et des
chevaux ailés. Il était allé chercher des ingénieurs chez nos
voisins chinois, pour la biotechnologie. Ils avaient validé le
projet et investi une petite partie de leur PIB dans le développement
de monstres surnaturels. C'est là dessus que les sceptiques mettent
le paquet. Quoiqu'il en soit, en quelques mois, les premiers
chollima, chevaux greffés, galopaient dans les jardins de la
résidence de kim jong-song. Ils n'arrivaient pas à faire
fonctionner leurs ailes, mais ce n'était qu'une question de temps.
Un kumiho avait réussi à vivre pendant quatre jours avant de mourir
de complications post-opératoires. Kim jong-song le fit empailler et
installer sur son bureau personnel, comme preuve irréfutable des
réalisations indicibles des grands anciens. Il y avait une peinture
de ça, sur la place kim il-sung. On dit qu'il lui arrivait souvent
de caresser ses neufs queues, pour lui porter chance et prospérité.
Lui-même se considérait comme le yaksha, divinité double entre la
fée et l'ogre, l'ange et le démon. Il était censé compléter
ainsi la sainte trinité animale. Malheureusement, il lui manquait
quelque chose pour réellement advenir en tant qu'entité spirituelle
immortelle. Ce quelque chose avait un lien avec la fondation de notre
nation. Avec la fondation même de l'humanité ! Du soleil !
De la lune ! Des étoiles ! Ce quelque chose, c'était
manger ses enfants. »
Q
« A
pyongsong. C'est notre ville dédiée à la science. C'est là qu'on
a trouvé des animaux modifiés génétiquement, chirurgicalement,
mécaniquement. Des animaux et des humains, parfois les deux en même
temps ; des animaux et des choses, innommables, hors du monde et
de la réalité, comme ce ki'lin,
corps
de cerf doté d'une queue de vache, de sabots, d'une crinière de
cheval et d'une tête de dragon. Le ki'lin gémissait, attaché à
une poutre tel un lion de chapiteau, tel un roi déchu dont le règne
finira dans les coups de fouets d'un riche propriétaire. Devant
cette horreur on a tout brûlé. Les sceptiques s'appuient là
dessus, sur le manque de preuve. »
Q
« Parce
que c'est intolérable, ce refus de la vérité. C'est comme si on
nous volait notre mémoire, notre cause ! »
Q
« Rason,
kumgangsang, sinuiju, kaesong, et pyongsong. Pyongyang, elle, était
littéralement encerclée. Les militaires se confondaient avec les
civils. On portait les mêmes uniformes, les mêmes coupes de cheveux
bien dégagées sur la nuque, avec la petite raie de côté. On ne
savait plus qui obéissait à qui, ni qui tirait sur qui. Eux non
plus, par ailleurs. Un camarade surveille un camarade surveille un
camarade. La menace sourde. Pour la forme, certains avaient un peu
résisté, mais ils s'étaient rapidement joints à la révolution
populaire, qui se propageait dans la totalité du pays. Puisque
personne ne pouvait différencier personne, l’unité des camarades
engrangeait une force que personne ne pouvait arrêter. Les
administrations brûlaient, les bureaucrates étaient enfermés, puis
exécutés. Les statues des nombreux membres de la dynastie était
renversée, brisée, fondue.
On
recevait des armes de nos voisins chinois, japonais et russes. La
communauté internationale jubilait, officiellement. Elle qui n'était
jamais intervenue ni contre ni en faveur d'une quelconque question à
notre endroit. »
Q
« On
avait adopté le drapeau de la corée du dud comme emblème ; à
la différence près qu'on avait remplacé le taeguk rouge et bleu
par le visage d'un dokkaebi rouge et démoniaque, à quatre cornes,
symbole de la révolte, de la dissidence, de l'insurrection. »
Q
« Pulgasari. »
Q
« Quelques
slogans, assassin !, pédophile !, la corde pour les
goinfres !, et d'autres qui ne voulaient rien dire. Nos
militants exhortaient la foule au son des taepyeongso, écrivant
sur les murs de marbre du métro des invitations au soulèvement.
Nous gravions le cuivre, nous arrachions les lustres, nous
détournions des voies. Il fallait souligner l'importance capitale
d'une libération idéologique du peuple nord-coréen. D'autres
semblaient craindre un embrasement des idées marxistes. Les Chinois
parlaient de danger économique concernant le rétablissement d'une
corée unifiée, la russie s'enthousiasmait du retour d'un nouvel
allier dans l'échiquier politique. L'unification, ou tout du moins
l'idée de l'unification, faisait peur. On peut le comprendre. Notre
pays protégeait la chine de la corée du sud trop envahissante, elle
servait de prétexte à la présence américaine dans la péninsule,
tout comme celle des japonais, qui en profitaient pour appuyer leur
influence. De son côté, la corée du sud ne souhaitait pas payer la
facture de toutes nos millions de bouches à nourrir, à habiller, à
loger, à soigner. L’exultation officielle de la communauté
internationale cachait en réalité une inquiétude sur le
catastrophisme politique à venir. »
Q
« Il
a fallu apprendre à s'en servir, bien sûr. Les premières heures,
un flot ininterrompu d'informations. Des questions, des conseils, des
promesses. Un nouveau monde, déjà ! Comme la découverte de
l'altérité. »
Q
« Kim
jong-song était tapis dans son minuscule bunker anti-atomique,
petit, froid, étroit, et qui sentait le renfermé. Il ne devait pas
comprendre pourquoi ses compatriotes se soulevaient soudainement
contre lui. Lui qui avait toujours œuvré pour la grandeur et le
bien-être de la nation. Lui qui avait toujours tout sacrifié, même
ses quatre enfants. Lui qui était même allé jusqu'à les
dévorer... Il avait même gardé quelques morceaux (doigts,
oreilles, pieds). On les a retrouvé dans la cantine. Mauvais œil.
Il était donc là, enfermé, emprisonné, à quelque dizaines de
mètres sous le sol. Allongé sur son lit à baldaquin en béton, il
dégustait un thé à l'ail et à l'armoise infusé trop longtemps.
Tout autour de lui semblaient se mouvoir des fantômes en forme
d’œufs et des dragons maritimes qui s'enroulaient autour de lui.
Avec le recul on se demande si c'était pas l'infusion qui nous a
fait halluciner. Mais ça vous fiche un coup. On n'y croyait pas nos
yeux. Kim jong-song était là, nu, il frissonnait, à sentir sur sa
peau les écailles glacées de la queue du yongwang, qui lui
chatouillait les pieds avec ses longues moustaches. Un ours éventré
se frottait contre son corps, tandis que jeosung saja, l'ange de la
mort, lui caressait le visage en lui murmurant des ils arrivent...
ils approchent..., à l'oreille. Ils s'enroulaient dans une étreinte
mystique, d'où s'échappait une lumière plus vive que le plus
brillant des astres. La gravité semblait s'appesantir, tandis qu'on
a commencé à osciller dans l'orbite générale du petit bunker,
désormais capsule semi-spatiale située simultanément sur toit du
monde et dans ses fondations. Un camarade chevauchait une tortue
multidimensionnelle, disparaissant dans les angles impossibles de la
petite forteresse personnelle, affrontant par la pensée une horde de
pulgasari. Je pense que kim jong-sung aurait adoré pouvoir se
transformer en animal, en canidé viril, en requin poulpe, en aigle
géant pour survoler le monde qu'il tiendrait entre ses griffes
acérées. Je pense qu'il aurait adoré ne pas être gros, ne pas
être le grassouillet un peu lent dont personne ne se moquait.
Contrairement à ses ancêtres, il n'avait pas composé d'opéras, ni
écrit mille cinq cents livres, ni même inventé le hamburger. Il ne
pouvait pas contrôler le temps comme le grand leader éternel. Il
devait se sentir seul et incompris. Je pense qu'il aurait voulu être
plus qu'un hanunim, quelque chose d'équivalent à la grandeur sans
mesure de ses ancêtres de sang. »
Q
« Le
long de la montagne changbaek, il
y a des traces de sang, le long du fleuve amnok, il y a des traces de
sang, aujourd’hui encore, sur le bouquet de fleurs de la corée
libre, se font jour des traces glorieuses. ah ! ah ! notre
général, le
général kim jong-sung. »
Q
« Il
était à quatre patte en train de gratter le sol, reniflant par
à-coups ses doigts rougis par la chaleur du phoenix. Il avait une
petit queue qui dépassait de son pantalon. Un camarade a tiré une
rafale. Son visage s'est disloqué. »
Q
« Un
insoumis, un jeune homme à peine majeur, soldat anonyme comme tant
d'autres, dont les parents de ses parents, opposants politiques,
avaient été torturé puis exécuté par le père du père du
dictateur. »
Q
« Les
camps furent libérés dans la foulée. Les prisonniers doublaient le
recensement officiel de la population. On était deux fois plus
nombreux ! Les victimes du doute étaient majoritaires. Les
opposants politiques, rares. Les handicapés, les estropiés, les
souffreteux, issus de la famine, de la consanguinité, des maladies
génétiques, déambulaient désormais dans la ville. On aurait dit
que des fantômes, enfin libérés, rampaient sur le béton de
pyongyang, que des bêtes humaines marchaient à quatre pattes comme
des enfants, que des esprits blessés sortaient de terre pour se
nourrir de l'âme de leurs tortionnaires. Un film relatant ces
événements est sorti il y a peu. Le repaire de la Licorne. En
hommage à la vieille déclaration de l'institut d'histoire de
l'académie des sciences humaines et sociale de corée du nord, une
légende comme quoi la licorne était native de moran, côté temple
yongmyong. On y trouve une interview du fameux meurtrier de kim
jong-sung, le camarade young-jae. C'est pas mal. Dommage qu'ils
n'évoquent pas le problème du corps. »
Q
« De
kim jong-sung. »
Q
« Disparu.
Y'en a qui disent l'avoir vu sur les îles d'ulleung-do, ou du côté
de jeju, voir carrément sur tsushima ou en chine déguisé en
chinois. Pour ma part, je pense que son corps repose près d'une
rivière. Enterré là par les soldats, sans doute. Comme un dernier
au revoir, une ultime marque de respect à celui qui fut, malgré
tout et malgré nous, notre icône pendant des années. Ça
expliquerait pourquoi, à chaque saison des pluies, les grenouilles
cessent de coasser. »
lundi 12 mai 2014
Duck-Young
De retour de vacances, avec un conte pour enfant.
Duck-Young était un jeune garçon qui vivait à la ferme avec ses deux parents. Son papa cultivait le riz et sa maman cultivait le gingembre. Duck-Young lui ne cultivait rien du tout. Il n'en était pas capable. Il y avait eu un accident à sa naissance, et Duck-Young était né avec des problèmes dans la tête. Il ne parlait pas beaucoup et ne semblait pas comprendre ce que les gens lui demandaient. Si on lui disait « Duck peux-tu aller chercher le seau s'il te plaît ? », il enfilait ses bottes en caoutchouc et s'en allait sauter dans les flaques d'eau. Si on lui disait « Duck peux-tu aller donner un coup de main à ton père pour ramasser le riz », il empoignait la pêle et commençait à creuser des trous dans la terre pour les remplir juste après. Duck-Young faisait beaucoup de choses qui n'avaient pas de but, ni de sens.
Les garçons de son âge se moquaient de lui. Ils l'appelaient « Toutou », car il était aussi stupide qu'un animal de compagnie, et trottait benoîtement lorsqu'on l'appelait. Ils lui lançaient des cailloux, et quand ils le manquaient, ils lui demandaient de les leurs ramener. Ce que Toutou ne faisait pas, car il ne comprenait pas la demande. Alors il se faisait tabasser encore plus.
Les filles, elles, le fuyaient. Son visage était si repoussant, que certaines d'entre elles devaient se mettre la main devant la bouche pour ne pas vomir partout. Les yeux de Duck-Young n'étaient pas symétriques, et bien trop éloignés l'un de l'autre. Sa bouche était figée dans un rictus duquel dégoulinait constamment un petit filet de bave qui venait mourir sur mon menton ; menton qui semblait avoir été tiré en arrière, et qui se confondait régulièrement avec le cou. Son haleine en était pestilentielle.
Quand il ne se faisait pas malmener, Toutou restait enfermé dans la cabane où il vivait avec son papa et sa maman. Il passait ses journées à jouer avec ses ongles, et attendait les repas avec gourmandise. Malheureusement pour lui, ces derniers temps il n'y avait pas beaucoup à manger. La sécheresse était particulièrement longue cette année, et les prélèvements de la République pour le partage des richesses toujours plus élevés.
« Comment vais-je pouvoir survivre avec une femme et un enfant si vous me prenez tout mon riz ? » avait dit son père au jeune soldat qui était venu récupérer le fruit de son labeur. En réponse il reçu quelques coups de bâtons sur le visage et dans le ventre. « Un pays puissant et prospère », dit le soldat, « ça n'existe pas tout seul ! ». Et il était parti, avec ses sacs de riz et de gingembre.
Les parents de Duck-Young avaient un temps quémandé de la nourriture aux habitants du village. Souvent ils envoyaient le petit, qui se faisait taper dessus au passage. « S'il vous plaît » disait-il. Juste ces trois mots. Puis trois autres : « on a faim ». La faim, ça au moins il comprenait. Il pleurait, et mettait ses mains en coupes, que les villageois remplissaient en jurant. Ici des céréales, là des radis, de l'ail, ou des restes de pâte de soja. Il partait alors en courant, en promettant de les rembourser dès que le temps sera plus clément. Mais très vite les autres habitants furent confrontés au même problème que la famille du jeune garçon. La pénurie gagnait le village tout entier, et la sécheresse semblait ne jamais vouloir se terminer.
Très vite, les villageois ne donnèrent plus rien. Ils étaient à sec. Ils se réunissaient alors le soir autour de la marmite commune pour leur unique repas, des kimchis d'écorces d'arbres. A défaut de qualité nutritive, ça avait au moins le mérite de couper la faim.
Quand le soldat revint réclamer son dû, tout le monde craignit pour sa vie. Tout le monde, sauf Duck-Young. Il ramena au soldat, bien enveloppé dans du tissus, deux bras et une jambe. C'était l'équivalent en viande de ce qu'ils lui donnaient en riz et en gingembre. Le soldat se gratta le menton, perplexe, puis décida que ça ferait l'affaire.
Personne ne voulait mourir de faim. Les bras et la jambe provenaient d'un jeune garçon du village, un bon à rien – jusqu'à maintenant. Les vieux du village célébrèrent le génie et la clairvoyance de Duck-Young, et, une fois devenu leur chef attitré et autoproclamé, il se lança dans une vaste campagne de récolte anatomique. Dès lors, plus personne n'osa l'appeler toutou.
Chacune de ses décisions était saluée comme l'audace à l'état pure. Chacun, par exemple, était libre de donner ce qu'il voulait (phalanges, poignets d'amour, poitrine), tant que le poids y était. Les vieux, ayant déjà des problèmes pour se déplacer, donnèrent jambes, cuisses et genoux. Les femmes donnèrent leurs fesses et leurs seins. Les hommes, ceux qui n'avaient pas encore la peau sur les os, donnèrent une main ou un pied. Il fallait qu'ils puissent continuer à travailler. Duck-Young, pour montrer l'exemple, fit don de son pénis.
Cela dura un moment. Jusqu'à qu'il n'y ait plus rien, ou presque, à donner. Jusqu'à ce qu'il n'y ait plus rien à trancher. Jusqu'à ce qu'un vieux tronc, qui n'avait déjà plus ni jambes ni bras, proposa de donner sa fille.
Duck-Young sembla y réfléchir. Après tout, c'était la chair de sa chair. Donc quelque part c'était aussi un morceau de lui. Un morceau dote d'une volonté, mais que pouvait-elle y faire ?
Ainsi débuta la grande vague de libération des enfants du village, à qui l'on vendait des mensonges par kilos afin qu'ils évitent de se suicider. Pêle-mêle : retrouver un parent éloigné, rentrer dans l'armée, servir le Leader ou devenir cuisinier. Leur nombre décroissait de manière inquiétante. Ils commencèrent à poser des questions, mais bien sûr personne ne fut assez sot pour leur dire qu'ils allaient terminer dans une marmite.
Personne, sauf Duck-Young.
Les enfants se rebellèrent. Plus nombreux, plus vigoureux, ils vinrent rapidement à bout de leurs aînés, pour la plupart diminué de deux ou trois membres déjà. Un véritable carnage.
Bien sûr, ils gardèrent les restes pour entamer les négociations avec les soldats.
Sauf qu'il n'y eut plus de soldats. Plus jamais. Dans le doute, les gamins continuaient leur travail d'extermination systématique et de dépeçage, mais aucun soldat ne vint réclamer son dû.
Bientôt, il n'y eut plus de parents non plus. Les gamins se retrouvèrent avec des tonnes de viandes sur les bras, sans savoir comment les cuisiner ni comment les conserver. Ils n'arrivaient pas à se mettre d'accord, ni sur comment il fallait s'organiser, ni sur qui allait commander.
Duck-Young, qui avait survécu grâce à sa naïveté et parce qu'il était entre deux âges, proposa aux enfants de construire des baluchons de cuir avec la peau de leurs parents. « Comment il fait le bébé pour vivre dans le ventre de sa maman ? ». La question méritait d'être posée.
Tous se mirent à fabriquer des ventres, qu'ils bourrèrent de chair et qu'ils enterrèrent dans le sol.
Au bout de plusieurs jours, la viande était toujours comestible, voir même un peu meilleure que lorsqu'on la mangeait aussitôt après l'avoir découpée. Tous acclamèrent Duck-Young, pour son génie et sa clairvoyance.
Et c'est ainsi que Duck-Young devint successivement le chef du clan des adultes et le chef du clan des enfants, et le leader de la révolution.
Duck-Young
Duck-Young était un jeune garçon qui vivait à la ferme avec ses deux parents. Son papa cultivait le riz et sa maman cultivait le gingembre. Duck-Young lui ne cultivait rien du tout. Il n'en était pas capable. Il y avait eu un accident à sa naissance, et Duck-Young était né avec des problèmes dans la tête. Il ne parlait pas beaucoup et ne semblait pas comprendre ce que les gens lui demandaient. Si on lui disait « Duck peux-tu aller chercher le seau s'il te plaît ? », il enfilait ses bottes en caoutchouc et s'en allait sauter dans les flaques d'eau. Si on lui disait « Duck peux-tu aller donner un coup de main à ton père pour ramasser le riz », il empoignait la pêle et commençait à creuser des trous dans la terre pour les remplir juste après. Duck-Young faisait beaucoup de choses qui n'avaient pas de but, ni de sens.
Les garçons de son âge se moquaient de lui. Ils l'appelaient « Toutou », car il était aussi stupide qu'un animal de compagnie, et trottait benoîtement lorsqu'on l'appelait. Ils lui lançaient des cailloux, et quand ils le manquaient, ils lui demandaient de les leurs ramener. Ce que Toutou ne faisait pas, car il ne comprenait pas la demande. Alors il se faisait tabasser encore plus.
Les filles, elles, le fuyaient. Son visage était si repoussant, que certaines d'entre elles devaient se mettre la main devant la bouche pour ne pas vomir partout. Les yeux de Duck-Young n'étaient pas symétriques, et bien trop éloignés l'un de l'autre. Sa bouche était figée dans un rictus duquel dégoulinait constamment un petit filet de bave qui venait mourir sur mon menton ; menton qui semblait avoir été tiré en arrière, et qui se confondait régulièrement avec le cou. Son haleine en était pestilentielle.
Quand il ne se faisait pas malmener, Toutou restait enfermé dans la cabane où il vivait avec son papa et sa maman. Il passait ses journées à jouer avec ses ongles, et attendait les repas avec gourmandise. Malheureusement pour lui, ces derniers temps il n'y avait pas beaucoup à manger. La sécheresse était particulièrement longue cette année, et les prélèvements de la République pour le partage des richesses toujours plus élevés.
« Comment vais-je pouvoir survivre avec une femme et un enfant si vous me prenez tout mon riz ? » avait dit son père au jeune soldat qui était venu récupérer le fruit de son labeur. En réponse il reçu quelques coups de bâtons sur le visage et dans le ventre. « Un pays puissant et prospère », dit le soldat, « ça n'existe pas tout seul ! ». Et il était parti, avec ses sacs de riz et de gingembre.
Les parents de Duck-Young avaient un temps quémandé de la nourriture aux habitants du village. Souvent ils envoyaient le petit, qui se faisait taper dessus au passage. « S'il vous plaît » disait-il. Juste ces trois mots. Puis trois autres : « on a faim ». La faim, ça au moins il comprenait. Il pleurait, et mettait ses mains en coupes, que les villageois remplissaient en jurant. Ici des céréales, là des radis, de l'ail, ou des restes de pâte de soja. Il partait alors en courant, en promettant de les rembourser dès que le temps sera plus clément. Mais très vite les autres habitants furent confrontés au même problème que la famille du jeune garçon. La pénurie gagnait le village tout entier, et la sécheresse semblait ne jamais vouloir se terminer.
Très vite, les villageois ne donnèrent plus rien. Ils étaient à sec. Ils se réunissaient alors le soir autour de la marmite commune pour leur unique repas, des kimchis d'écorces d'arbres. A défaut de qualité nutritive, ça avait au moins le mérite de couper la faim.
Quand le soldat revint réclamer son dû, tout le monde craignit pour sa vie. Tout le monde, sauf Duck-Young. Il ramena au soldat, bien enveloppé dans du tissus, deux bras et une jambe. C'était l'équivalent en viande de ce qu'ils lui donnaient en riz et en gingembre. Le soldat se gratta le menton, perplexe, puis décida que ça ferait l'affaire.
Personne ne voulait mourir de faim. Les bras et la jambe provenaient d'un jeune garçon du village, un bon à rien – jusqu'à maintenant. Les vieux du village célébrèrent le génie et la clairvoyance de Duck-Young, et, une fois devenu leur chef attitré et autoproclamé, il se lança dans une vaste campagne de récolte anatomique. Dès lors, plus personne n'osa l'appeler toutou.
Chacune de ses décisions était saluée comme l'audace à l'état pure. Chacun, par exemple, était libre de donner ce qu'il voulait (phalanges, poignets d'amour, poitrine), tant que le poids y était. Les vieux, ayant déjà des problèmes pour se déplacer, donnèrent jambes, cuisses et genoux. Les femmes donnèrent leurs fesses et leurs seins. Les hommes, ceux qui n'avaient pas encore la peau sur les os, donnèrent une main ou un pied. Il fallait qu'ils puissent continuer à travailler. Duck-Young, pour montrer l'exemple, fit don de son pénis.
Cela dura un moment. Jusqu'à qu'il n'y ait plus rien, ou presque, à donner. Jusqu'à ce qu'il n'y ait plus rien à trancher. Jusqu'à ce qu'un vieux tronc, qui n'avait déjà plus ni jambes ni bras, proposa de donner sa fille.
Duck-Young sembla y réfléchir. Après tout, c'était la chair de sa chair. Donc quelque part c'était aussi un morceau de lui. Un morceau dote d'une volonté, mais que pouvait-elle y faire ?
Ainsi débuta la grande vague de libération des enfants du village, à qui l'on vendait des mensonges par kilos afin qu'ils évitent de se suicider. Pêle-mêle : retrouver un parent éloigné, rentrer dans l'armée, servir le Leader ou devenir cuisinier. Leur nombre décroissait de manière inquiétante. Ils commencèrent à poser des questions, mais bien sûr personne ne fut assez sot pour leur dire qu'ils allaient terminer dans une marmite.
Personne, sauf Duck-Young.
Les enfants se rebellèrent. Plus nombreux, plus vigoureux, ils vinrent rapidement à bout de leurs aînés, pour la plupart diminué de deux ou trois membres déjà. Un véritable carnage.
Bien sûr, ils gardèrent les restes pour entamer les négociations avec les soldats.
Sauf qu'il n'y eut plus de soldats. Plus jamais. Dans le doute, les gamins continuaient leur travail d'extermination systématique et de dépeçage, mais aucun soldat ne vint réclamer son dû.
Bientôt, il n'y eut plus de parents non plus. Les gamins se retrouvèrent avec des tonnes de viandes sur les bras, sans savoir comment les cuisiner ni comment les conserver. Ils n'arrivaient pas à se mettre d'accord, ni sur comment il fallait s'organiser, ni sur qui allait commander.
Duck-Young, qui avait survécu grâce à sa naïveté et parce qu'il était entre deux âges, proposa aux enfants de construire des baluchons de cuir avec la peau de leurs parents. « Comment il fait le bébé pour vivre dans le ventre de sa maman ? ». La question méritait d'être posée.
Tous se mirent à fabriquer des ventres, qu'ils bourrèrent de chair et qu'ils enterrèrent dans le sol.
Au bout de plusieurs jours, la viande était toujours comestible, voir même un peu meilleure que lorsqu'on la mangeait aussitôt après l'avoir découpée. Tous acclamèrent Duck-Young, pour son génie et sa clairvoyance.
Et c'est ainsi que Duck-Young devint successivement le chef du clan des adultes et le chef du clan des enfants, et le leader de la révolution.
dimanche 13 avril 2014
Mes doigts m'abandonnent
Accrochez vos ceintures, Noirsand est dans la place ! Le très respectable auteur de Alligator de combat (pour des shot-stories) et de Bastien et la voisine (pour une histoire de femme qui aime sucer des glaçons) nous fait l'honneur de sa présence en ces pages décadentes.
Ses dialogues précis, ses personnages de sitcom surréaliste, son ambiance "entre la farce sociale et le porno" et sa narration à tiroir achèveront de vous convaincre de son talent, et de sa place ici.
En pdf ici.
En pdf ici.
Mesdames et messieurs, Noirsand !
Mes doigts m'abandonnent
I
D'ici le moment où tu t'éveilleras, (on passe au travers de la fenêtre de l'appartement où des couleurs chaudes quoique très ombrées rassurent après la façade, clinique, miséreuse) il y a, dans le lit large à couette pleine d'idéogrammes, ISA qui se tourne dans son sommeil. Elle va bientôt s'éveiller elle aussi. Il doit être sept heures du matin, c’est dur à dire, le réveil est là-bas dans le noir, avec le reste.
Bon. Éveille-toi. Tu y es presque. ISA de son côté se tourne encore. Elle est au-dessus de la couverture.
Tiens. Il y a un fauteuil dans l’angle à droite du lit et tu es dessus, maintenant. Mets-toi à ton aise.
Reste assis pour l’instant. ISA vient de se réveiller.
Elle s’est tournée vers toi ; vers la lampe, en fait, elle l’allume. Son visage disparait sous la tignasse brune entre l’ondulé et le franchement bouclé, tout bordélique. Mais non, n’aie pas peur. Elle peut pas te voir, ni t’entendre. Déplace-toi dans la pièce, tiens. Profite de la lumière qui vient d’arriver. ISA s’est redressée, dos contre le mur, elle prend le temps de bailler.
La chambre est pas grande. L’espace où tu peux marcher fait un arc de cercle autour du lit, un peu en pente, qui tombe comme une langue du mur sombre. Ne va pas croire qu’on y voit mieux en pleine journée : les rideaux sont déjà tirés, les lampadaires qui grimpent pile en face de la fenêtre brillent déjà, et c’est encore la pénombre. La porte qui débouche sur le petit salon est fermée. Ouvrant le mur dont part le lit, en revanche, la porte de la salle de bains est grande ouverte. La lumière y est allumée. Va voir. ISA s’y prépare. Tu pourrais détourner le regard, mais si le voyeurisme te pose problème ou t’emmerde, tu n’as sûrement rien à faire ici. Va-t’en avant de trahir ta conscience, on se retrouvera ailleurs, dans un coin de l’univers où les choses sont distantes, impénétrables. Il y a pour ça quelques royaumes des morts.
Bon. Tu restes. ISA s’est désapée devant le miroir. Elle se scrute. Le visage surtout, elle grimace. Elle fait des sourires à l’avance au gars qu’elle va rencontrer tout à l’heure, son nouveau patron.
Il faut dire qu’elle est bien foutue. Tends ton index et frôle-la de haut en bas, pars d’une tache de rousseur sur l’épaule, tombe par-devant, tourne autour d’un sein, voilà (plie les genoux, elle se penche vers le lavabo pour s'arroser le visage) ton doigt glisse devant le ventre, maintenant reviens vers le bas du dos, et pour la suite, fais comme tu le souhaites.
Mais oui, c’est son intimité, et alors ? La morale ? Ça n’a rien à foutre ici puisque vous n’êtes pas du même monde. Tu crois que les pierres se gênent quand on est à poil dans les criques, qu’on baise dans les carrières ?
Va plutôt t’asseoir sur le lit tandis qu’elle prend sa douche. T'auras l'occasion d'en voir plus dans les jours qui viennent.
II
Tu la suis qui marche très vite -pas en retard, pourtant- dans la longue rue. C'est encore le matin. Tu crois même voir quelques étoiles cachées pas loin des colonnes de fumée, celles qui montent de la zone industrielle, derrière vous. ISA marche vers le centre-ville. Y a peu de gens autour, attends d’arriver dans le quartier de son nouveau boulot, tu verras la foule. C'est la première fois que tu marches dans Mindwille? Tout y est démesuré, les bâtisses trop petites, les tours plantées dans le ciel, et les gens bien sûr, mais pour ça tu as sûrement l'habitude. Marche plus vite. Elle va bientôt descendre dans une bouche de métro. Ça y est, ses talons courts claquent entre les déchets sur les marches; ne te plains pas de ces morceaux de fruits éclatés et de ces fascicules politiques en charpie, y a de la vie jusqu'au sol, c'est tout, et puis rien n'accroche à tes pompes.
Suis-la: vous allez passer sous le tourniquet derrière elle. Une rame est ouverte au moment où vous déboulez sur le quai, dépêche-toi, saute à l’intérieur. Vous y êtes. C'est pas de chance: elle s'est assise sur un strapontin, tu pourras pas déplier celui d'à côté. Bon. Assieds-toi par terre, devant elle. Profites-en pour voir un peu sa tenue. Elle a déboutonné son long manteau mauve, trop cintré pour s'asseoir avec. Par-dessus le débardeur blanc elle a noué un cache-cœur noir, bien resserré. Elle croise les jambes dans sa jupe sombre. Ses collants sont à résilles étroites. Ses chaussures aussi sont noires. Sobre à ce point, elle peut se le permettre, tu verras.
La voix annonce : Verme-Général Saimpon, c'est là que vous remontez. Voilà. Tu as grimpé les marches quatre à quatre pour suivre ISA qui s'envole vers le jour, et vous voilà au milieu de cette foule dont je te parlais. Assez diffuse pour que tu puisses passer entre, mais grouillante quand même. Des gens qui bossent et des marginaux déguisés en gens qui bossent, mais qu'on distingue bien. Tu vois pas de colère chez les gens pressés. Le soleil, roussi maintenant, a dépassé le plus grand building et saigne une petite couronne sur le toit. On approche du moment où il glissera jusqu'au fameux quartier de Verme, bouillonnant de foules diverses, autour d'une immense cantine asiatique où l'alcool est donné, presque. Mais toi, tu pars dans l’autre sens, dans la tour qui les dépasse toutes. Tu entres dans la porte tambour avec ISA et un type corpulent, dont vous avez tous les deux remarqué la longue écharpe rouge posée sur les épaules, pas nouée. Tu files avec ISA vers le standard, elle montre son badge avec un sourire; vous passez dans l'ascenseur. Bon, tu viens de voir qu'elle a appuyé sur le bouton du quinzième étage, ça me laisse le temps de te mettre au parfum.
Tu as pu comprendre qu'aujourd'hui, c'est son premier jour. Il y a deux semaines elle a passé l’entretien d’embauche avec un gars bizarre à qui il manque la main droite ; c’est pas le patron, lui c’est aujourd’hui qu’elle le voit, et c’est ça qui l’angoisse, parce que ce monsieur Verme (oui, comme le quartier, elle lui demandera peut-être tout à l’heure s’il y a un lien) a sa réputation. Je préfère pas t’en dire plus. Tu verras par toi-même.
Voilà, vous êtes arrivés.
Tu te trouves actuellement dans un open space carrément boisé. La baie vitrée fait rebondir le jour sur les cinq bureaux pas disposés symétriquement, tous de vieux bois, donc, et sur un parquet rayé qui craque à certains des endroits où ISA pose ses pieds. Trois types sont devant leurs bureaux pleins de chaos –repère celui qui n’a qu’une main, son bureau est près de la fenêtre ; il vient d’avoir un mouvement de tête vers ISA, genre, vous revoilà. Tous font un signe de la main, et un sourire, sincère. Tu peux voir –ça n’échappe pas à ISA non plus- qu’ils se réjouissent de la présence d’une fille dans leurs locaux, de la présence de cette fille, surtout, disent leurs visages comme elle retire son manteau. Elle va dire son nom mais on lui montre déjà le bureau de Verme, la seule autre pièce du local, dévoilée par deux fenêtres aux stores un peu ouverts. Il y a la silhouette de Verme qui est assis à son bureau et regarde en se penchant sur le côté. ISA va entrer. Prépare-toi. C’est possible, au vu de ses doigts qui tremblent, qu’elle agisse précipitamment et referme la porte avant que tu puisses entrer.
Elle ouvre, tu t’y glisses, puis elle te rejoint et ferme la porte. Ici, il n’y a plus qu’à regarder.
ISA serre la main de Verme, un type dans la quarantaine, le visage très marqué ; il a l’air de se plonger dans ISA, dès qu’il la voit, mais je t’assure qu’il plonge dans quiconque, j’en ai vu d’autres le rencontrer. Il sourit des yeux et sa bouche trahit des tas de projets qui lui viennent en tête, ou des tas de théories sur ce qu’il a sous les yeux –là encore, toujours comme ça, Verme, je te le dis.
Il va dire quelque chose. Il ne le dit pas. ISA cache une grimace. Verme se tourne vers des plaques à induction sur un côté du bureau et demande :
-Vous avez faim ?
ISA doit croire que c’est un piège, elle répond pas. Verme attrape la poêle posée sur une plaque pour dire qu’il est sérieux, empressé de savoir. ISA répond oui mais elle sait pas elle-même. Verme a reposé la poêle, il lâche une longue escalope rose sur la planche à découper devant lui, pioche un hachoir. Il a le regard dans la viande qu’il débite, sous lui, et se met à parler.
-Bon, vous avez déjà vu Lamproie la semaine dernière.
Il lève la tête et regarde un angle.
-Le type sans la main droite. Il a dû vous dire des saloperies sur moi. Sans méchanceté, en toute conscience professionnelle. Il préfère qu’on se méfie avant d’accepter le poste, c’est vrai que je ne suis pas un facile à vivre. Saltimbocca ?
Il montre la viande.
-Ne dites pas non, j’ai du prosciutto à se tuer. Un client de Lombardie m’en a confié des caisses, mais c’est une saloperie, je fais produire le mien, depuis. Vous voulez les caisses de la saloperie ? Non, ne dites pas oui ou non, attrapez le beurre dans le frigo, devant vous. J’ai horreur du bruit de la motte qui tombe comme un pavé sur la poêle. Il sera doux d’ici que j’aie enroulé le prosciutto. Vous enverrez des mails, les premières semaines. Je préfère ça avant que vous rencontriez les clients. D’abord il faut que vous les dominiez, avec du langage écrit, sophistiqué. Ensuite ils vous feront moins peur. Vous les verriez tout de suite… des putes, ces gars-là. Le vin blanc. Le vin blanc, bordel !
ISA tend la main vers la bouteille que montre Verme, derrière elle sur une petite table. Ensuite il a l’air de s’excuser.
Assieds-toi sur le bureau, devant elle. T’as pas encore vu son visage, je t’ai mal guidé. Regarde bien. Elle débouche la bouteille en regardant Verme. D’abord tu remarques sûrement ses taches de rousseur, fines et sous ses yeux noirs, sur des pommettes rondes, autour de son nez court, pointu.
Derrière toi Verme est en train de nouer le prosciutto sur les morceaux de viande.
-Ils vous boufferaient. Dites, je vais faire la conversation tout seul ? Bon, vous ferez des trucs rébarbatifs pour commencer, les mails. Et d’autres tâches ingrates, courrier, photocopie, et si possible, un peu de choses ménagères. Aucun de ces types est capable de tenir un balai par le bon bout. Lamproie a dû vous le dire, il faudra concilier vrai travail intellectuel et boulot dégradant. Ça vous pose problème ?
-J’étais prévenue, dit ISA (c’est la première fois que t’entends sa voix, je crois, écoute un peu ; elle a pas besoin d’être à l’aise pour que sa voix soit posée, pas plate, mais solide et sans effort), je n’ai pas peur du travail dégradant.
-Non, non, non, bordel !
Verme balance un coup de pied dans son bureau, le vin vacille. Il va frapper dans un truc, ne le fait pas.
-C’est justement le piège que je vous tendais, et vous tombez dedans, comme une conne ! Je vous préviens que ces hiérarchies, bordel, ces hiérarchies marchent pas avec ma façon de voir, et de faire. Travail dégradant, vous vous entendez, vous m’entendez le dire ? Vous savez ce que je suis ? Je suis un putain d’aleph. Un gars de l’univers où tout converge. On m’a repéré des infinités de couches d’humanité, là-haut dans le cortex. J’emmerde vos considérations. Vous devez voir que dans un système où chacun a besoin de l’autre, chacun est l’autre. Je suis le type qui fait le ménage. Non, l’exemple est mauvais, personne fait le ménage, ici. Mais je suis le type qui fait le ménage dans les boîtes pour lesquelles on bosse. Et dans les boîtes pour lesquelles on ne bosse pas. Vous aussi. Vous êtes le flic, et le juge, et tout le ministère, tant que vous respectez les règles. Et vous allez les respecter, les règles. C’est ce qu’on fait ici. Personne chez moi ne sape ce merveilleux système –pourri dans l’absolu, mais on n’y est pas, dans l’absolu- où chacun est l’autre, même si son corps trime pendant que d’autres corps bouffent des bœufs de Kobe en repas d’affaires. Chez moi vous n’êtes plus un corps. Vous êtes Isa et Verme et Lamproie en attendant de savoir comment être le reste du monde. Envoyez la bouteille.
-Elle est devant vous.
-Vous n’allez pas me la tendre ?
-Elle est à votre portée.
Verme attrape la bouteille. Lève-toi du bureau, regarde vers lui. Il a déjà fait revenir les pièces de viande dans le beurre. Il arrose la poêle de blanc avec de la jubilation dans le geste.
-Je m’énerve, vous savez, je m’énerve. Ça reste un moyen de vous enseigner des trucs. Imaginez qu’un prof gueule les phrases de sa leçon, de temps en temps. Ça serait plus facile à retenir. A justifier.
Il éteint la plaque.
-On peut manger.
Il ouvre un tiroir devant lui et en sort deux assiettes, puis les couverts.
-Poussez la statuette de chat, vous mettrez l’assiette à sa place. Tout à l’heure je vous ai appelée Isa, pour le discours, mais vous préférez peut-être Isabelle ?
-C’est ISA tout court, fait ISA la bouche pleine, comme le prophète.
Verme hoche la tête en regardant ISA. Je pense qu’à partir de maintenant, ils vont manger en silence. ISA a mal fermé la porte, tu peux te glisser dans l’autre pièce et aller voir les autres. Tu quittes le bureau avec le bruit du vin blanc qui tombe au fond des verres.
Les trois types sont à leurs bureaux. Lamproie tape sur son ordinateur avec la main qui lui reste, le moignon posé sur le rebord de la fenêtre entrouverte, il y souffle la fumée de la clope qui ne quitte pas ses lèvres. Va vers lui. C’est un brun qui ne doit pas parler beaucoup. Enfin, je le sais, peut-être que ça ne se voit pas, puisque de toute façon il n’a pas à dire quoique ce soit, sur le moment. Tu peux regarder son bureau où règne le même bordel qu’ailleurs dans la pièce. Tu remarques la plaque avec écrit « E. Lamproie », et un hachoir planté profondément dans le bois. Laisse l’écran, il n’y a que des chiffres. Va voir le type au bureau à sa gauche. « M. Solonce », dit sa plaque. C’est un type vraiment obèse sur une chaise minuscule. Il a l’air d’écrire des lettres types, à la main. Jette un œil si tu veux. Son écriture est illisible, en fait. Tu dois pouvoir lire quelques groupes de mots. « une fille que j’ai connue », « cosmos », « dégueulasse », c’est tout ce que je déchiffre. Devant lui, il y a visiblement le cadet de l’équipe, la jeune vingtaine, il écrit du code sur son ordinateur. Il a des cheveux mi-longs, texture paille, et une écharpe noire qui lui remonte au début du menton. Sa plaque indique « S. Berto », posée sur un vieil exemplaire du code pénal. Si tu repars à gauche de Solonce, tu verras le bureau d’A. Lancati, déserté, avec posé contre l’écran un bouquet de fleurs. Il y a un carton dedans –plié, tu pourras pas lire le message. Assieds-toi sur sa chaise d’ici qu’ISA revienne. Après un temps Solonce dit :
-On n’entend plus gueuler. Vous croyez qu’il est plus doux parce que c’est une nana ?
-Je l’ai vue la semaine dernière, dit Lamproie, elle a de quoi mater l’animal.
-Berto, dit Solonce, mets-nous du Syd Barrett. J’ai extrait The Madcap Laughs sur ton ordi, quand j’y bossais. J’aime bien ce type, il est devenu gros et moche, comme moi.
-Ta gueule, dit Lamproie en se marrant.
Berto lance l’album, à volume bas, et peu de temps après ISA revient dans la pièce. Elle s’assied un peu épuisée devant son bureau, pour l’instant sans plaque, derrière celui de Lancati.
-Alors ? demande Solonce.
-J’allais soupirer « mais quel con, ce mec », fait ISA. Mais non, son charisme fait son effet.
-Il sera plus doux avec toi, fait Solonce. T’es une nana.
-Tu as de quoi le mater, dit Lamproie.
-Je suis Solonce, dit Solonce avec un signe de tête. Devant, c’est Berto, et t’as déjà vu Lamproie.
Berto s’est retourné et a fait un court geste de la main. ISA se présente en allumant son écran.
-Il m’a cuisiné du saltimbocca. Extraordinaire.
-Il persiste à le faire sans vin de cuisine ? demande Solonce.
-Oui.
-C’est idiot. Il gâche de ces crus.
Verme sort de son bureau. Il marche à petits pas vers ISA. Ses mains se ferment et s’ouvrent, au bout de ses bras le long du corps.
-Dites, je vous présente mes excuses. Même pour illustrer mon discours, c’était bête de vous traiter de conne. Et j’aurais pas dû frapper mon bureau comme ça devant vous, je vous ai effrayée, c’était gratuit. Je vous ferai livrer une caisse du vin blanc, je crois qu’il vous a plu.
-Non, dit ISA –elle trouve ça idiot-, laissez…
-J’insiste, ISA, laissez-moi insister.
-Il adore ça, fait Lamproie.
-Vous voyez. Une caisse de vin blanc, et on n’en parle plus.
Il fait un sourire et repart à son bureau.
-Putain, s’exclame Solonce, c’est une première.
-Carrément, dit Lamproie. Il a l’habitude de s’excuser, mais pour plus grave que ça.
-La dernière fois, dit Solonce, c’était auprès de Berto. Bon, ISA, avant que tu penses que Berto est un malpoli ou un taciturne, je préfère te raconter son histoire. C’était il y a… ?
-Six mois, dit Lamproie.
-Six mois. A l’époque Berto codait le site internet de la boîte. Le gros de l’affaire, c’était la recherche. Verme a ses exigences de ce côté-là, il a l’air de croire en un moteur de recherche parfait, un truc qui épouse nos cerveaux, qu’on ait plus l’impression d’écrire, mais de penser seulement. Mais Berto venait d’arriver, il connaissait mal le gars. Il pond un truc honorable, mais loin du délire de perfection de Verme. Il va dans son bureau et présente la première version du site sur un petit ordinateur portable.
Va regarder Berto pendant que Solonce raconte l’histoire. Il reste concentré sur son boulot mais réagit de temps en temps aux détails, avec des sourires et des yeux levés au ciel.
-Verme amène la machine vers lui et tape des recherches pointues. Il remarque vite, cet enfoiré, que ça ne va pas du tout. Il s’énerve. Berto s’attend pas à ce qui va venir, il voit juste Verme marmonner des « bordel », taper un peu sur le bureau.
Berto pouffe brutalement, avec une sale inspiration
-Verme s’impatiente, il tient plus en place. Finalement, il se lève, attrape l’ordi d’une main et le balance sur la carotide de Berto. Ça s’est mis à pisser le sang, l’écran s’était cassé avec le mouvement et en plus du choc, Berto s’est pris les éclats dans la gorge. Je sais plus quel truc a été touché, mais depuis, notre pauvre Berto peut plus prononcer un mot.
-Merde, fait ISA.
Elle reste silencieuse.
-C’est définitif ?
-Oui, dit Lamproie.
ISA ne sait pas trop quoi dire.
-Moi, fait Lamproie en levant son moignon, c’est ma main qu’il a tranchée. Après, j’admets que j’avais bâclé un bilan annuel. Plein de chiffres étaient faux.
-Là où je veux en venir, dit Solonce, c’est que Verme s’excuse pour ce genre de trucs, pas pour avoir cogné dans un bureau. T’es sûrement déjà dans ses bonnes grâces.
Le reste de la journée a filé vite. T’as regardé ISA taper des messages et tu t’es assoupi plusieurs fois. Au point de louper l’heure du repas, trente petites minutes pendant lesquelles ISA est partie grignoter un sandwich, toute bancale sur la table haute à la terrasse d’une boulangerie.
C’est la fin de la journée, il est plus de dix heures du soir. Un mélange de circonstances, entre le zèle de premier jour, et tout le travail accumulé pendant la vacance du poste ; elle rentre crevée chez elle, se désape assise sur le lit, s’endort nue. Tu peux voir qu’elle a laissé la fenêtre ouverte. Bien sûr tu pourras pas la fermer. Couche-toi près d’elle, des fois que même sans exister ici, tu puisses la réchauffer du fond de ton monde, par les couloirs qui ont conduit ta conscience à Mindwille. Devant elle, derrière elle, comme tu veux. Tu verras demain si tu as servi à quelque chose.
III
Elle s’est réveillée avant toi. Ne t’en veux pas, tu n’y pouvais rien, mais bien sûr elle a attrapé froid. Elle a l’air décidée à partir travailler quand même. Elle se cache dans une écharpe immense à grosses mailles, rouge vif et peluchante, et un bonnet à pompon semblable qu’elle n’a pas mis depuis le lycée. On voit que ses yeux noirs, les deux cercles des iris où nagent les pupilles, pas discernables. Elle va partir, c’est sûrement le son du trousseau de clés qui t’a réveillé. Dépêche-toi, elle part.
Tout au long du trajet elle titube et pique du nez. On est dans la rame de métro sans places assises, tu peux croire qu’elle va s’évanouir mais elle ne le fera pas, fais-moi confiance. Au pire, elle sera retenue par les corps tout autour d’elle.
Vous êtes arrivés. Elle s’engouffre dans la tour, salue le standard en toussant. Elle s’endort presque dans l’ascenseur.
Dans l’open space son « salut tout
le monde » trahit tout ; Berto et Lamproie sont déjà autour d’elle
à lui demander ce qui ne va pas, si elle a pris quelque chose.
-C’est rien, dit-elle, j’ai dormi la fenêtre ouverte.
Verme vient de l’apercevoir, il entre et va vers elle, embêté. Tu peux dès maintenant te glisser dans son bureau et écouter sur le pas de la porte, Verme et ISA finiront par te rejoindre.
-Fallait pas vous forcer à venir, dit Verme, c’est votre deuxième jour mais je suis pas un emmerdeur, je sais qu’un microbe est pas moins salaud sur les dates symboliques. Vous avez pris quelque chose ?
-Non, mais ça va, c’est qu’un coup de froid.
-Bon, venez avec moi. Venez, je vous dis.
Va t’asseoir sur le bord du bureau, ils entrent.
Isa se laisse tomber sur la chaise. Elle ouvre son manteau en luttant. Verme est dans un coin de la pièce et fouille un tiroir dont il sort des boîtes et des ustensiles étranges qu’il pose sur un plateau roulant. Il apporte tout ça vers ISA.
-Un de nos clients est dans le pharmaceutique. Il m’a eu quelques médicaments interdits ou qu’on trouve mal sans ordonnance.
ISA a un geste de recul.
-Vous laissez pas abuser, n’est interdit que ce qui ne plait pas à la classe dominante, vous savez bien. C’est pas toujours synonyme de dangereux. Tenez, regardez.
-C’est rien, dit-elle, j’ai dormi la fenêtre ouverte.
Verme vient de l’apercevoir, il entre et va vers elle, embêté. Tu peux dès maintenant te glisser dans son bureau et écouter sur le pas de la porte, Verme et ISA finiront par te rejoindre.
-Fallait pas vous forcer à venir, dit Verme, c’est votre deuxième jour mais je suis pas un emmerdeur, je sais qu’un microbe est pas moins salaud sur les dates symboliques. Vous avez pris quelque chose ?
-Non, mais ça va, c’est qu’un coup de froid.
-Bon, venez avec moi. Venez, je vous dis.
Va t’asseoir sur le bord du bureau, ils entrent.
Isa se laisse tomber sur la chaise. Elle ouvre son manteau en luttant. Verme est dans un coin de la pièce et fouille un tiroir dont il sort des boîtes et des ustensiles étranges qu’il pose sur un plateau roulant. Il apporte tout ça vers ISA.
-Un de nos clients est dans le pharmaceutique. Il m’a eu quelques médicaments interdits ou qu’on trouve mal sans ordonnance.
ISA a un geste de recul.
-Vous laissez pas abuser, n’est interdit que ce qui ne plait pas à la classe dominante, vous savez bien. C’est pas toujours synonyme de dangereux. Tenez, regardez.
Il saisit un bidon blanc avec des
signalétiques flippantes, et verse un peu du contenu dans un grand
bac en métal couleur miroir. Ça libère une odeur terrible,
médicale et menaçante. Ensuite il agite un flacon plein de
comprimés, en sort deux.
-C'est du Rhinosimple, dit-il, jamais
mis sur le marché à cause de l'enrobage qui ferait fondre le
pancréas. Mais si on l'élimine en trempant le comprimé dans un peu
d'acide, on garde un noyau, ardu à avaler mais qui vous remet
d'aplomb, et franchement.
Verme recule et jette les deux petites
boules blanches dans le bac. Penche-toi au-dessus pour les voir
tournoyer et fondre vers un résidu bleu javel, granuleux. Verme
trempe ensuite une pince et les saisit en une fois. Elles
rebondissent sur une petite coupelle qu'il tend vers ISA. Elle dit
non, d'un geste précipité de la main.
-Navrée, j'avalerai pas ce truc. J'ai
sûrement de quoi faire dans mon sac, en plus classique et moins...
-Vous alliez dire dangereux.
-Non. Oui, bon, dangereux.
-Tant pis, je ne vous en veux pas. Mais
à trop snober l'inconnu, vous loupez de formidables nouveaux
chemins. J'ai dans ce tiroir des pilules à faire les hommes
modernes. Si vous saviez... Comment s'est passée votre première
journée?
-Ma première journée... Oui, je
voulais vous dire: Lerront pense qu'il y a une erreur d'adresse de
livraison pour ce qu'il appelle le dossier 5-8. J'ai pas su quoi lui
répondre.
-Le dossier 5-8? Non, ce truc-là vous
ne vous en occuperez pas. Quant à Lerront... bon, je connais pas ce
nom, c'est probablement Lancati qui s'en occupe, il verra ça en
sortant de l'hosto. Laissez de côté. Et prenez ça.
Il tend une boîte de paracétamol.
-Acheté en pharmacie, vous méfiez
pas. Je veux sortir les gens de leurs mondes mais jamais sans leur
accord.
ISA fait un sourire. Ensuite elle
éternue et Verme lui met la main sur l'épaule. Elle repart vers son
bureau avec la boîte de comprimés, suis-la.
Solonce est arrivé entretemps. Il
repère le paracétamol et frissonne, puis il a l’air de se mettre
en colère à l’intérieur. ISA lui demande ce qui ne va pas. Elle
est assise et fouille dans son sac en quête d’une bouteille d’eau.
-Il t’a tenu un discours de merde sur
les médicaments ?
-J’ai refusé ses bonbons trempés
dans l’acide, fait ISA.
-T’as bien fait. Refuse tant que tu
peux, il a d’immondes cochonneries, dans sa droguerie personnelle.
Juste après Solonce fait un revers du
bras sur une pile de dossiers et les envoie par terre. ISA semble
très intimidée. Elle avait pas encore vu Solonce perdre le
contrôle. Ce gros bonhomme a les veines qui respirent, aux tempes et
au cou.
-Pardon, fait-il une fois calmé, ça
me touche personnellement. Tu sais pas encore comment ce type a passé
ses nerfs sur moi. Comprends-moi bien, je l’adore, et je l’admire,
même, et je comprends qu’un gars comme lui, étant au croisement
de tant d’énergies du monde, s’emporte et fasse des choses qu’il
regrette. Mais putain, regarde-moi.
Il ne se désigne pas lui-même, il
montre une photo ramassée dans la pile foutue à terre : le
portrait d’un type assez jeune, mince, aux traits fins.
-C’est moi l’année dernière. Un
jour dans une des lettres que j’écris pour lui, il a trouvé que
j’avais fait un contresens par rapport à sa philosophie ; il
m’a dit « maudit scribe », et quand il a su que la
lettre était déjà partie, envoyée à des centaines de clients, il
m’a fourré dans la bouche une de ces saloperies de comprimés pas
possibles, un machin bleu au goût de fraise médicamenteuse. J’ai
failli le gerber, j’aurais dû. Ce truc là s’insinue dans tes
gènes, tes artères, je ne sais quoi, il te fait enfler, te déforme
le visage. C’est tout ton tempérament, ou ta génétique, qui est
touchée. Même avec des régimes drastiques je perdrai pas ces deux
cents kilos.
ISA est choquée, elle regarde aussi
Berto et Lamproie et semble envahie par beaucoup de peine.
-Mais c’est un bon gars, fait
Solonce, avec juste un esprit trop grand pour son seul corps. Quand
même, ISA, on l’a tous vu, Verme est différent avec toi. Il a
l’air de changer à ton contact. Si tu le peux, aide-le à
maîtriser sa Colère, qu’il nous épargne, nous et les autres.
ISA promet de faire de son mieux. Comme
s’il avait entendu, Verme sort, son manteau à la main, et se
penche sur ISA pour savoir si son état s’arrange. Elle lui dit
oui. Il est rassuré. Il annonce qu’il sera absent jusqu’à
demain matin.
Tout le monde lui souhaite une bonne
journée et se remet au travail.
Vers midi, Berto, Lamproie et Solonce
se lèvent et invitent ISA à déjeuner avec eux. Pour prendre l’air,
au moins. ISA décline, elle a encore du taf, et préfère ne pas se
lever de sa chaise. Elle mangera son taboulé sur place. Les trois
types hochent la tête et s’en vont.
Une demi-heure plus tard, ISA tousse en
avalant la semoule et reçoit un autre mail de Lerront. Il insiste
encore pour obtenir la bonne adresse de livraison. Penche-toi
par-dessus son écran. Elle soupire et tape un court message pour
expliquer que Lancati s’occupe de ce dossier, et que monsieur Verme
est absent pour la journée. Elle l’invite à recontacter Verme le
lendemain.
Lerront se met à changer de ton. Il y
a deux parties dans son message, presque contradictoires. D’abord
il semble s’emporter, menace de rompre tout partenariat avec Verme.
Tu vois la pauvre ISA pâlir encore. Le paragraphe est long, pas
avare en menaces, en formules qui sonnent comme des insultes.
Puis au second paragraphe, Lerront dit
que Lancati, quoiqu’il fasse actuellement, est en train de louper
sa chance, qu’en fait il l’a déjà loupée –le glissement se
fait sur une même phrase. Détache ceci du maelström :
« J’avais promis à Verme de
faire de Lancati son vrai numéro deux, un héritier, vraiment; il
aurait servi de réceptacle au trop-plein de puissance de Verme, mais
tant pis. En l’absence d’un autre candidat (je connais et méprise
vos collègues), je vous propose ceci : corrigez cette erreur
qui nous retarde tous, sauvez la face de Verme, et soyez présente au
moment de la livraison, dans trois jours. »
Par la suite, Lerront parle de choses
étranges et semble utiliser le terme « cosmique » à
mauvais escient. Je vais te confier quelque chose. J’ai pu paraître
lucide jusqu’à présent, mais je ne sais pas lire dans les
pensées. Mais je crois voir l’endroit fébrile et inconfortable où
se trouve ISA. Elle ne veut pas trahir Lancati, qu’elle n’a
jamais vu mais qui est un collègue. Et le pauvre gars est à
l’hôpital. En même temps, Lerront est un gros client, et perdre
le partenariat lui coûterait son poste, et peut-être ceux de
Lancati et des autres.
Et surtout, il y a cette histoire
d’héritage, tout le charabia mystique de Lerront. ISA voit qu’en
numéro deux de Verme, elle canalisera la rage de ce type dont elle a
vu l’âme et le futur, tous les deux pleins de gloire. Je suppose
seulement. Mais regarde : elle vient de se lever, malgré sa
fièvre, et elle passe dans le bureau de Verme. Attends-la ici. Elle
revient très vite, un dossier bleu sous le bras qu’elle fouille
devant l’écran, avant de tomber sur la ligne qui l’intéresse.
Elle répond à Lerront, recopie l’adresse, qu’elle n’a trouvée
que sous forme de coordonnées géographiques, dont je suis en train
de recouper latitude et longitude. Je vois. Je crois que ça ne
correspond à rien d’habité. C’est un endroit globalement désert
où il n’y a que des champs donc beaucoup sont à l’abandon, à
quelques kilomètres de Mindwille.
Lerront lui répond vingt minutes plus
tard. Il la remercie et lui rappelle l’heure et le jour de la
livraison, pour qu’ils se rencontrent.
Tu as sûrement envie de ne revenir que
dans trois jours, au moment du rendez-vous entre ISA et Lerront. Je
sais pas si c’est une bonne idée. Il faut que tu voies encore un
peu Verme, et où va les mener cette relation qui commence. Je
propose qu’on accélère cette journée. Lamproie et les deux
autres ne reviennent pas tout de suite, ISA en profite pour arranger
un peu le bordel de la pièce. Ça la rassérène sûrement, elle
tient pas en place. La journée passe, elle envoie quelques autres
mails, paresse sur la fin, rentre chez elle. Tu es debout devant son
lit où elle n’arrive pas à dormir.
IV
ISA est venue plus tard ce matin, ayant
mal dormi. Lorsqu’elle entre, Verme n’est pas encore là. Les
trois autres sont à leurs bureaux et demandent à ISA si sa fièvre
est passée. Elle dit oui, quoiqu’elle se sente encore un peu
fébrile et qu’elle ait du sommeil à rattraper. Berto bien sûr ne
dit rien, il transmet son sentiment avec un hochement et un sourire.
ISA s’installe et allume son écran
quand Verme fait son apparition. Il passe dans la pièce, le manteau
ouvert. Au moment d’ouvrir la porte de son bureau il se tourne vers
ISA et lui dit de la rejoindre. Suis-la. Elle s’assied sans
attendre l’assentiment de Verme qui semble ailleurs, dans un
endroit peuplé de soucis. Il y a un silence. Finalement il lève la
tête et regarde ISA dans les yeux. Il se met debout, marche,
débarrasse le chariot où sont encore les médicaments de la veille.
Il revient s’asseoir.
-ISA, dit-il, je vais vous annoncer
deux choses. D’abord, et ça j’aurais dû le faire plus tôt, je
vais vous dire en quoi consiste vraiment le dossier 5-8. Vous voyez,
ces médicaments que je vous ai montrés hier, c’est pas seulement
pour guérir mes employés les moins regardants. Le client dont je
vous parlais me les livre en de bien plus grandes quantités. Ensuite
je les fais traiter par un labo que je possède, en dehors de la
ville, où ils deviennent une forme inédite de MDMA. C’est en tout
cas sous ce nom que je la fais revendre par la suite, dans toute la
région de Mindwille. Cette substance ne fait pas des toxicomanes.
Elle crée les hommes modernes. Elle fera d’eux des gens comme moi,
uniques et semblables à tous, présents partout à la fois dans
chaque rouage de la civilisation. Ils ont d’abord des comportements
dangereux, certains ne survivent pas. Mais les autres, après avoir
compris qu’ils doivent payer leur pouvoir, deviennent immenses,
invincibles, et ils seront bientôt mes compagnons d’armes.
La deuxième chose que je dois vous
dire vous concerne. Vous avez dialogué hier avec Lerront. Maintenant
vous vous dites que sans le savoir vous échangiez des mails
professionnels avec un trafiquant de drogues. Je vous rassure :
non, Lerront n’est pas un dealer. C’est un flic.
Il regarde ISA sans rien dire. Il est
sans expression. ISA transpire et devient pâle.
-Il vous a dit que la livraison était
dans trois jours, mais elle a eu lieu hier soir. Ses gars ont tout
saisi. Ils vont bientôt venir me chercher et je vais pas fuir, parce
que je vous l’ai dit, les flics sont moi et je suis eux ; je
veux être là quand je viendrai m’attraper.
Il se lève, fait le tour du bureau,
s’assied devant ISA. Il a la tête basse. ISA passe sa main sur le
bras de Verme…
Bon sang, recule-toi. Il n’y a rien
que tu puisses faire. Tu n’es pas obligé de regarder. Tu regardes.
Le bac d’acide est resté sur le
bureau. Au moment où ISA touche Verme, il attrape le bac et le lui
vide sur la droite du visage. L’odeur des chairs qui fondent, le
cri d’ISA te brouillent les sens, c’est comme si tu voyais rien.
Elle tombe de sa chaise, sous la masse d’air que l’acide a changé
en nuage brûlant. Verme est toujours assis sur son bureau, il
regarde devant lui, rouge de rage.
ISA est encore au sol, elle a cessé de
crier. Elle tremble. L’acide lui a mangé la chair, de l’oreille
à la joue. Sa peau est grignotée, creusée, pleine de cratères
jusqu’à l’œil droit, qui voit encore mais dont la paupière est
ouverte et dilate le globe oculaire. Le désastre coule jusqu’au
menton et remonte sur le crâne : elle n’a plus de cheveux sur
le côté droit, seulement la continuité de cette tache d’acide en
forme de terrain de bataille.
Verme ne dit rien. Il revient s’asseoir
à son bureau, ne fait rien. Il a les poings serrés.
ISA se relève, elle pleure presque et
respire fort. Comme Verme ne lui prête aucune attention, elle sort
brutalement. Suis-la.
Quand elle apparait défigurée aux
autres, ils ont un air gêné. Solonce dit, après un très long
silence :
-Merde, il t’a pas loupée.
ISA s’effondre sur sa chaise, puis se
redresse et met ses mains à plat sur le bureau. Elle répète :
-L’enfoiré, l’enfoiré, l’enfoiré.
Elle éteint l’écran pour se voir
dans le reflet noir. Elle ferme les yeux, secoue la tête.
-L’enfoiré, l’enfoiré.
Les trois autres ont arrêté de
bosser, ils la regardent sans savoir quoi faire.
-ISA. ISA ? dit Solonce. Tu
devrais prendre ta journée.
Verme vient de sortir du bureau, il
reste sur le seuil. Il est plus serein. Il dit avec douceur :
-Oui, ISA, prenez votre journée. Je
serai là demain, on en parlera de manière plus apaisée. Vous en
faites pas, tout ira bien.
Elle accepte sans dire un mot. Solonce,
Lamproie et Berto sont embêtés. Ils lui disent « à demain ».
Elle a mis son manteau mais laisse son écharpe sur la chaise. Elle
sort, on la suit.
Le temps dehors est magnifique. Je sais
pas où ISA va te conduire. Elle marche longtemps, sûrement pour
voir la réaction des gens. Ils la regardent un peu plus longtemps
qu’ils ne regardent les autres. De toute façon ils sont pressés.
Elle vient d’entrer dans un petit
parc où il n’y a qu’une pelouse qui tombe à moitié dans
l’ombre de la tour. Elle s’assied dans l’herbe et ne fait rien.
Elle soupire. Elle pleure un peu mais se ressaisit. Assieds-toi près
d’elle. Elle passe sa main sur la chair brûlée. Elle la retire
vite, puis la remet, pour voir où ça s’arrête. Elle passe ses
doigts là où recommencent les cheveux. Elle ferme les yeux et
baisse la tête, très longtemps.
ISA s’allonge, et s’endort.
Je suis navré que tu aies vu ça. Je
sais pas pourquoi je t’ai fait venir, sincèrement. T’auras vu la
chute de Verme, dont on reparlera sûrement dans quelques années.
Le téléphone d’ISA se met à
sonner.
Ça la réveille. Elle décroche, tends
ton oreille, approche-toi.
-Verme ? dit-elle, mal réveillée,
abrutie par l’acide.
-Oui, fait Verme, c’est moi. Vous
avez oublié votre écharpe au bureau. Vous risquez d’attraper
encore froid. Venez la reprendre au bureau, pour me faire plaisir,
et…bon, ISA, pour tout vous dire j’invite tout le monde,
Lamproie, Berto, Solonce, à prendre un verre au Palais d’Étoile.
On aimerait que vous vous joigniez à nous. Qu’on enterre la hache
de guerre. Ça m’emmerde de rester fâché avec vous.
Les flics vont bientôt venir me
chercher ; y a des chances que je ressorte libre la semaine
suivante, mais juste au cas où, je veux qu’on prenne un verre tous
ensemble, pour fêter au moins le temps où notre petite compagnie a
fonctionné. Ça me ferait plaisir que vous veniez, dites pas non.
ISA n’a pas retrouvé tout à fait le
sourire, mais elle accepte. Elle quitte le parc, il est près de
midi. Elle entre dans le fameux quartier de Verme où le soleil tombe
très dru, maintenant. A la terrasse de l’immense Palais d’Étoile,
on aperçoit Verme et les autres, autour d’une table ronde. Ils
sont tous décontractés et font signe à ISA d’approcher. Elle
s’assied sur la chaise restante, entre Lamproie et Solonce, et face
à Verme et Berto. Verme est en chemise à manches courtes, sans
cravate, et son mollet nu qu’on voit sous la table suggère qu’il
porte un bermuda. Il a le sourire, les autres aussi. Rapidement ISA
se laisse gagner par la bonne humeur.
-ISA, fait Verme, je suis vraiment
navré de m’être emporté. Les flics, ça me pendait au nez, ils
seraient venus par quelqu’un d’autre si ça n’avait pas été
vous. Oublions tout ça. Disons que c’était un rite, vous faites
maintenant partie de la famille. Et même si cette famille peut
disparaître demain, ses membres les plus récents n’en auront pas
été les moins importants. Aucun nouveau-né ne sera déchu du
statut de créature, à la fin du monde. Alors, disons que ces propos
décousus sont un toast ou un discours d’adieu, et levons nos
verres. Servez-vous, ISA, il y a de la frozen margarita, et des
raviolis pékinois. Les petits éclairs au café arrivent ensuite.
Chacun lève son verre.
-Au moins, fait ISA en riant, vous ne
m’utiliserez pas en vitrine pour appâter le client.
Tout le monde éclate de rire.
-Dites pas ça, dit doucement Verme,
vous êtes encore magnifique.
Le téléphone d’ISA vibre à deux
reprises. Regarde par-dessus son épaule pendant que Verme parle du
quartier. Le message qu’elle lit discrètement est de Lerront. Il
lui demande de confirmer sa venue à la livraison de vendredi.
-Le nom, Verme, vient de mon ancêtre,
qui a ouvert le premier commerce du quartier, il y a deux cents ans.
J’ai sûrement continué son rêve, qui était bien plus que
d’ouvrir un commerce. Bon, avant d’attraper un de ces
appétissants raviolis…tenez, ISA, vous savez que le Palais
d’Étoile est un de nos clients ? Il m’offre des caisses de
ces raviolis, à chaque fois. Je vous en enverrai pour me faire
pardonner. Bref, avant de me servir, je vais me laver les mains. A
tout de suite.
Je suis sûr qu’il prépare autre
chose. Tu devrais le suivre. Il entre et va jusqu’au lavabo du
vestiaire des hommes, après avoir fermé à clé. Il se lave
vigoureusement les mains en se regardant longtemps dans le miroir. Au
moment de tirer sur une serviette en papier, le distributeur se
décroche du mur et lui tombe sur les mains. Ça les lui entaille
légèrement. Il se met à jurer, à hurler. Il attrape l’engin qui
s’est brisé au sol, comme à la recherche de quelqu’un sur qui
passer ses nerfs.
Il regarde fixement vers toi. Il vient
de remarquer ta présence.
samedi 12 avril 2014
Freestyle 2
Là.
C’était dit.
Il avait suffit
d’un mot.
Un mot, pour voir son monde s’écrouler.
Pour voir les
immeubles se ratatiner, puis s’effondrer sur eux-mêmes. Pour voir
les droites se courber.
Pour voir les murs se rapprocher. Pour voir
le temps se dilater, puis s’effondrer sur lui-même.
Le sang lui avait éclaboussé le
visage, tandis que la lame, émoussée, allait et venait dans le
ventre de la femme. Elle n’avait pas crié. Il n’avait pas crié
non plus. Tout autour les gens haletaient, hurlaient. Un enfant s’était
réfugié dans les jupes de sa mère. Un homme avait posé un genou à
terre, et pleurait, paralysé. Un autre homme était tombé dans les pommes. Une
femme criait et se débattait. On pouvait distinguer des « faites
quelque chose ! » ou des « arrêtez le ! ».
L’homme
au couteau avait relevé la tête et ne souriait pas. Ses yeux,
écarquillés, étaient ronds, blancs et gros. Il essuya son visage avec la manche de sa chemise, blanche, qui devint rouge. « Mais arrêtez le ! ».
L’homme lâcha le couteau et s’essuya les doigts sur son
pantalon, blanc lui aussi. Il s’était blessé à la main, qu'il regardait saigner. Il voulu
partir de là, mais la foule se pressa contre lui pour l’immobiliser.
Il prit quelques coups, mais ne dit rien jusqu’à ce que la police
révolutionnaire l’embarque.
Là, il bredouilla un « pardon ».
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