dimanche 29 mars 2015

Vivre sa vie

Envoyé chez l'éditeur.
J'ai donc retiré les textes concernés.
Priez pour moi.
En teaser, la couv', réalisée par le succulent Christophe Lenté (ici ou , sinon christophe.lente@gmail.com)



(en attendant les bonnes nouvelles je vous invite à consulter le blog d'un collègue, attention ça remue : http://haikuspenitentiaire.blogspot.fr/)

lundi 12 janvier 2015

Manuscrit

Comme vous l'auriez sans doute deviné, ce blog est à moitié mort (un bon trois quart, disons) à cause d'un projet d'écriture très ambitieux et de longue haleine dont vous aurez peut être (si vous êtes sages) des nouvelles (lol) dans les parages, mais aussi à cause du démarchage des éditeurs pour réunir tout les textes de Gloirhole ici présent + la longue novella inédite faisant office de point de convergence à cette spirale thématique (bzzz les mouches). 
Mon premier retour donne : "Je suis au regret de vous annoncer que nous n'avons pas retenu votre manuscrit, qui ne correspond pas exactement à ce que nous avons l'intention de publier pour l'instant.
J'insiste sur le fait que j'ai pris beaucoup de plaisir à le lire : c'est drôle, incisif et troublant, et, en un mot, abouti. Je ne doute pas du fait qu'il trouvera preneur ailleurs, ce que je lui souhaite et ce qu'il mérite."

Ça pète, non ?

Allez, au boulot

jeudi 11 septembre 2014

Featuring

Un rendu pour un donné, un pied pour un poing, un mort contre un autre.
À mon tour donc de featurer sur la page de l'onctueux Blacksable.
En mode Alligator de Combat, bref et direc'.

Par ici : http://alligatordecombat.wordpress.com/2014/09/11/un-lac-par-simeon/

C'est un hommage à Grandrieux.
Si Grandrieux ressemblait à Klaus Kinski (imaginez un peu !).

lundi 18 août 2014

Petite pause

Bonjour à vous, s'il vous arrive de me lire.
Vous avez pu constater qu'il n'y a pas eu d'activité sur ces pages depuis un bon moment. La faute à plein de choses, le boulot, les vacances, la vie, et un projet de livre assez ambitieux dont vous aurez des nouvelles très bientôt. Par ailleurs j'ai compilé et retravaillé les textes de Gloirhole pour les proposer à un éditeur. J'ai encore rien envoyé, ce sera sans doute pour la rentrée.
Je mets donc le blog en pause pour toutes ces raisons, bien qu'une nouvelle nouvelle devrait pointer le bout de son nez d'ici quelques jours.
Longue vie,


dimanche 18 mai 2014

Sang Hoon, 5 mai

Détachez vos ceintures ! On va décoller très loin, dans le foutraque et le loufoque.
Texte refusé pour une anthologie qui ne verra vraisemblablement jamais le jour chez Voy'el (le truc a été lancé il y a deux ans déjà). "Les événements gores décrits ainsi qu'une créature pas assez présente dans l'histoire nous ont obligées à le considéré comme hors sujet."
Avouez que ça fait saliver.

Petite note d'intention : pour les prochains textes, on va revenir à quelque chose de plus "normal", si ce mot a encore un sens ici. Les MAJ vont également s'espacer, je me rends compte que c'est impossible de tenir un texte par semaine - la preuve ces derniers temps. Je vais tabler sur un ou deux par mois.
Restez alerte.

Pas de pdf, je fais la grêve.




Sang Hoon, 5 mai


« Ça n'avait pas l'air vrai. Dans la rue les gens criaient c'est un monstre !, assassin !, pédophile !, il doit payer pour ses crimes !, et tout ça. D'habitude le silence était partout. Là ça gueulait. C'était déjà inadmissible. L'armée a bien essayé de faire taire tout le monde. Dans le sang. Mais personne n'a jeté l'éponge. Mes camarades déchiraient les affiches de propagandes, qui parlaient d'acte de dévotion. Acte de dévotion ! Remarquez on était plus à une contradiction près. On était tellement oppressé tout le temps, on nous faisait avaler des couleuvres de forces. Entre nous on appelait ça la menace sourde. »
Q
« Parce qu'on ne pouvait rien dire. Tout était menace. Ton voisin, ton camarade, ta femme. On pouvait te dénoncer pour des choses dont tu n'avais même pas conscience. Même pendant le bordel, on ne pouvait jamais être sûr que l'autre n'était pas un infiltré. Mais on n'a rien lâché. Et ça a payé. »
Q
« Le poète officiel avait parlé de la fin de la grisaille bouleversante des boulevards déserts. On occupait la ville. Elle était à nous. La place kim il-sung. L'arc de triomphe kim il-sung. L'hôtel ryugyong. Un camarade avait même grimpé en haut de cette chose, un énorme cône de trois cent mètres abandonné, qui a fini par servir de QG à la révolte. A l'époque on disait révolte, on n'osait pas parler de révolution. On était timide, bouleversé. On avait tous grandi au milieu de ces murailles d'immeubles fades de même hauteur qui n'avaient jamais bougé depuis des décennies et qui, soudainement, brillaient des feux insurrectionnels qui embrasaient les peintures nationales. Au feu ! qu'ils criaient, prenant l'eau du fleuve qui encerclait la ville, comme pour éteindre l'incendie qui secouait l'inébranlable topologie de pyongyong. »
Q
« Ça on ne l'a su que bien plus tard. Il y a eu la coupure générale, si c'est de ça dont vous parlez, qui a quand même été assez efficace – pas assez contre le bouche à oreille, bien sûr. Nos méthodes archaïques nous ont certainement aidé, sur ce coup là. On ne nous attaquait pas seulement sur notre identité, mais sur notre morale. Nos tabous. »
Q
« Non, ça nous l'avons su une fois que le problème était réglé. Ça n'a étonné personne. »
Q
« On n'avait pas une grande connaissance de la politique étrangère, c'est le moins qu'on puisse dire. Mais quand on a entendu que les japonais renforçaient leur présence sur senkaku, ou que la chine rompait ses liens avec nous, ou que la corée du sud appelait à une intervention militaire immédiate (ils n'attendaient que ça), ou que les américains se déclaraient prêt à intervenir pour la démocratie, effectivement, ça n'a étonné personne. »
Q
« Il faut savoir que pyongyong est réservée à l'élite politique et à leurs familles. On n'y rentre pas comme ça. Moi j'étais un simple soldat, et quand j'ai vu arriver des gens en train de hurler ce n'est pas un homme qui fait ça ! C'est moins qu'un homme ! Un animal ! Un tigre ! Un tigre malade !, j'ai eu la frousse. On les a laissé passé. C'était risqué ! Et rapidement nous nous sommes joint à eux, tout naturellement. »
Q
« 35 ans. 20 dans l'armée, comme gardien. C'est le bas de l'échelon. Mes parents étaient soldats eux aussi. Ils sont mort pendant la grande dévoration. »
Q
« Oui, c'est comme ça qu'on appelle la famine qui a sévi pendant les années froides. Parce que les gens se mangeaient entre eux. Moi j'ai été épargné, parce que j'étais dans la capitale. Et puis un jour mes parents sont partis en mission à la campagne et ne sont jamais revenu. Le lieutenant colonel m'avait montré une vidéo où on voyait une espèce de guet-apens avec un petit garçon enfoncé dans la glaise en guise appât, et trois autres hommes déguenillés et rachitiques se jetant sur mes parents ayant bravé les pièges de la boue pour aller secourir l'enfant. Aussitôt égorgés, leurs corps se faisaient traîner par les hommes jusqu'à se retrouver hors champ, dans un petit bois maigre et dévasté, un petit bois d'arbres nus mais sans feuilles mortes. Une rivière de sang traçait une courbe sur le sol gris jusqu'à l'angle mort de l'image satellite, d'où l'on devinait une maigre forêt remplie de cadavres et d'ombres mouvantes. »
Q
« A cette époque là non, je ne crois pas. Peut être qu'il y avait déjà quelque chose qui grondait. Une colère. Je ne sais pas. Peut être que ce qui s'est passé n'a fait que déclencher quelque chose qui était déjà là avant. »
Q
« Kim jong-song était quand même notre guide ! Notre grand camarade ! Le grand successeur ! C'était notre idole, notre roi ! Descendant de kim il-sung, le grand leader, et défenseur du juché ! Imaginez le raz de marée quand vous apprenez que l'homme, en qui vous et toute votre famille aviez confié votre vie et votre pays, a mangé ses trois fillettes et son petit bébé. Imaginez. »
Q
« De la folie furieuse, oui ! Les enfants de kim jong-song s'appelaient kwang ja, kyong hee, et shook-joo. Aucuns ne s'appelaient kim (ce qui, à l'époque déjà, nous avait paru bizarre). Les officiels n'avaient rien osé dire. De toute façon la moitié d'entre eux avait été remplacé, nettoyé et envoyé en camps de rééducation. Son nouveau né, un petit garçon, n'avait pas encore de nom. Apparemment, il aurait commencé par lui. À lui déboîter les os avant de le débiter comme un poulet. Vivant. Rien que de l'évoquer ça me donne la nausée. Aujourd'hui on peut voir des caricatures du guide en tigre attablé devant une assiette d'enfants. Il paraît que ça marche du tonnerre en occident. Pour nous, ça ne prête pas à rire. Ça nous secoue au sens propre. Comme un cauchemar devenu réalité. »
Q
« C'est un peu long à expliquer. Une histoire qu'on nous apprend quand on est petit. Que nos ancêtres tarirent le lait de la terre et qu'un homme sain, jiso, descendant des baekso, décida de sacrifier ses repas afin de nourrir le rang de ses camarades. Accablé par la faim, il souhaita mettre fin à ses jours en se jetant du haut d'une falaise. En haut de celle-ci, il découvrit une vigne dont il dévora les raisins. À cet instant, jiso découvrit les cinq saveurs primordiales que sont l'aigreur, l'amertume, le salé, le doux et l'épicé. Lorsqu'il retourna auprès de ses camarades, il leur fit partager sa découverte. Les camarades qui mangèrent le raisin eurent des dents qui se mirent à pousser sur leur visage. Du venin en sortait par torrent. Ils avaient mangé des hommes, et se faisaient punir pour ça. Ils devinrent impurs et sales. Détournés des dieux, leurs enfants naissaient monstrueux et difformes. Ils ressemblaient à des animaux. Les malades étaient convaincu qu'il fallait boire à nouveau le lait de la terre pour guérir du venin qui les habitait. Ils attaquèrent le château des ancêtres et rasèrent la forteresse jusqu'à y débusquer la source du jiyu qui se répandit alors sur le sol et infecta la terre. Les malades moururent de faim, ainsi que tout les habitants qui avaient survécu à l'assaut. L'infection se répandit, et le pays entra dans la pire famine de son histoire, connue sous le nom de la grande dévoration. Hwang-gung, l'un des gardiens de l'humanité, supplia la grande intelligence kim jong-il de les pardonner. Ce dernier jura qu'il ferait tout ce qui est en son pouvoir pour restaurer l'honneur de son peuple. Il rassembla les grands esprits céleste pour rétablir la bonne santé de la terre. Les grands esprits lui demandèrent quel prix était-il prêt à payer. Kim jong-il leur dit votre prix sera le mien. On ne saura jamais ce qu'il dût débourser. Hwan-gung, inquiet de ce que Kim jong-il pourrait faire, demanda à hwanin s'il pouvait descendre sur terre pour gouverner les terriens. Ce dernier accepta. Alors qu'il était occupé à enseigner les rudiments de l'existence aux humains, deux animaux virent le voir : un ours et un tigre. Ils souhaitaient devenir humains. Hwan-gung accepta, à une condition : qu'ils arrivent à tenir cent jours au fond d'une cave sans lumière à ne manger que de l'armoise et de l'ail. L'ours réussit, et devint une femme, la mère du Peuple. Le tigre, qui n'avait pas assez de courage, échoua, et s'enfuit. Le tigre croisa une femme dans les montagnes. Alors qu'il s'apprêtait à la dévorer, elle lui proposa d'échanger sa vie contre celles de ses quatre enfants, trois fillettes et un petit garçon. Le tigre accepta, mais dévora quand même la femme, après qu'elle lui eut indiqué où se trouvait sa maison. Le tigre rusa pour entrer dans la maison, en se faisant passer pour la mère des enfants. Ils ouvrirent au tigre, qui demanda à voir le bébé. Le tigre emmena le bébé dans la cuisine et commença à l'engloutir lui-aussi. Lorsque les fillettes comprirent que le tigre était en train de ronger les os de leur petit frère. Elles s'enfuirent pour se cacher en haut d'un arbre. Le tigre essaya de monter, en vain. Elles avaient répandu de l'huile sur le tronc, et le tigre glissa. Ce dernier alla chercher une hache et entama l’ascension de l'arbre. Les fillettes, terrorisées, prièrent le hannunim de leur envoyer une corde d'argent. Elles grimpèrent. Le tigre, arrivé au sommet de l'arbre, voyait que les petites filles étaient toujours hors d'atteinte. Comment avez-vous fait pour aller si haut ? Prie le hannunim pour qu'il t'envoie une corde pourrie ! Le tigre, pas bien malin, pria pour une corde pourrie. La corde cassa, et le tigre mourut. Les fillettes étaient allées tellement haut qu'elles furent transformées par le hannunim : l'une devint le soleil, l'autre devint la lune, et la dernière devint les étoiles. Toutefois, les petites furent écartelées par des distances faramineuses. Kim jong-il proposa de les réunir en un seul et même endroit, afin qu'elles ne s'éloignent pas, mais au contraire, qu'elles restent ensemble en se tournant autour, indéfiniment. Il demanda l’autorisation à hwan-gung, qui accepta. Par le simple pouvoir de sa pensée, kim jong-il réussit à distordre le temps et l'espace en un système qui portera le nom de système solaire. »
Q
« Prémonitoire, oui, c'est le mot. Des suites de la grande dévoration, les nouveaux-nés, issus d'une union forcée entre les membres d'une même famille, au régime alimentaire essentiellement basé sur de la chair humaine, montraient des signes d'anomalies génétiques. Les scientifiques de pyongsung parlaient de maladie du cri du chat, maladie de charcot, maladie de werner, progéria, syndrome de marfan. Je serais bien incapable de vous dire en quoi ça consiste. Ils n'avaient pas réussi à isoler ni à identifier une causalité organique d'origine cannibale. Pour kim jong-song, cela ne faisait aucun doute : son règne se terminerait en même temps que celui de l'humanité. Ces anomalies n'étaient que l'addition payée par l'homme pour son acharnement à refuser la mort : le signe annonciateur de la renaissance par la destruction. »
Q
« Ça n'était pas sans précédent. Kim jong-song, en tant qu'héritier, était considéré comme un dieu – un hanunim, un maître des cieux. Le mudang officiel du parti lui avait prédit la destruction du moyen-orient. Quand le lait de la terre viendra à manquer, les hommes se diviseront jusqu'à ne devenir qu’épices. Le suicide nucléaire de vladivostok avait fait des dégâts. Le primore n'était que cendre et famine. Le destin sibyllin de jiso se réalisait à nouveau, tronqué, oblitérant l'avenir d'un peuple : payant le tribut de la traite du lait, les russes, survivants épuisés de l'atome mais irradiés, avaient des dents qui leurs poussaient en travers du visage, tandis que leur sang se gorgeait d'acidité. Leur propre sang devenait leur propre poison ! Ils s'entre-tuaient. Comme nous. Ils réalisaient la prophétie, mais à l'envers. »
Q
« Il avait exhorté les survivants à rejoindre nos rangs. Comme le bronze, le bras ouvert sur un futur radieux. Il avait proposé aux victimes de retrouver leur nature d'être purs d'avant l’apocalypse, de trouver la lumière dispensée par la morale du Juché. Élever leur âme jusqu'à y soigner les meurtrissures de leurs corps. Nos voisins seraient enfin libérés de leur misère, en jouissant de la richesse toute relative de notre pays. C'était ça ou mourir de maladie dans la poussière radioactive.
Seulement, le résultat n'avait pas été à la hauteur des attentes de kim jong-song. Les russes, hommes de fiertés et d'honneurs, nous avaient attaqué dès leur arrivée après la traversée du continent chinois – bien heureux de pouvoir faire commerce au passage. La répression avait été sans pitié. Ce peuple ancestral, affaibli, avait été balayé comme un souffle sur une table poussiéreuse. Les cadavres squelettiques s'étaient superposés sur la place kim il-sung, comme un avertissement. Je vous ouvre les bras, et vous voulez tuez votre sauveur ! disait-il avec son autorité naturelle. C'était impressionnant. On était à ce moment là encore plus patriote que jamais. »
Q
« Oui, sans doute. Il était tellement haut qu'il ne pouvait pas décevoir. Il n'avait pas le droit de décevoir. C'est sans doute pour ça que l'histoire du poulet ça nous a laissé un peu sur notre faim. C'était peut être ça, la chose dont je parlais avant. »
Q
« Les trois pattes. A travers les barbelés, le grand camarade avait demandé une visite officielle auprès de son cousin, voisin et néanmoins ami le premier ministre kyu bong-soo afin de voir le miracle de ses propres yeux. Le sud-coréen avait accepté la demande, qu'il avait transformé en invitation. Afin de discuter des enjeux politiques, économiques et sociaux d'un rapprochement entre les deux corées, ou quelque chose comme ça. La sécurité avait été renforcée, les mines entre les deux pays multipliées par deux. L'espace aérien était sous contrôle satellite chinois. Le périmètre étanche était occupé par les russes d'occident. Les alliés étaient sur le qui-vive, les médias se bousculaient. Je me rappelle des images de la chaîne nationale. Les deux chefs se toisaient sans rien dire, comme pour honorer cette vieille tradition entre les soldats du nord et du sud le long de la frontière. Le grand camarade avait les blancs. Il bougea en premier. Il exigea de voir le poulet de ses propres yeux avant de pouvoir traverser la frontière. »
Q
« Oui ! Kim jong-song était accompagné de son mudang et de son armée de main, dont les effectifs montaient à plusieurs centaines de membres. Tous à la DMZ, les bras remplis d'offrandes. Il avait déposé le kosa que l'homologue regardait avec des grands yeux. Ce dernier devait ignorer ce que signifiait ces dons, cette nourriture sans viande, ces amas de fleurs, des kimjungila, des kimilsugnia, et ces jangseung ! Ça faisait des années que les rudiments de la tradition avaient dû se noyer dans les remous du pouvoir capitaliste. Le sud calquait son déclin à venir sur celui des états-unis, brûlant les pigments de la tradition dans celles de la consommation vidéo-ludique. Kyu bong-soo était tiré à quatre épingles – cette rencontre était une première historique depuis plusieurs générations ! Il arborait une coupe de cheveux modeste, entre la brosse et la mèche dégradée. Son costume cravate noir et sobre contrastait avec le bleu-vert des troupes casquées qui l'entouraient. On aurait dit un enterrement, plutôt qu'un traité de paix. À côté de lui, Kim jong-song était serré dans son trois-pièces rougeâtre et fade, tiraillé par une double ceinture, un pantalon verdâtre trop étroit, et affublé d'une espèce de clochard céleste. »
Q
« Il y a une blague à ce sujet. Quand kyu bong-soo fit appeler les gardiens, afin qu'ils lui amènent le poulet à trois pattes. En voyant haesik – c'était son nom – kim jong-song pleura. Il se tourna vers son mudang afin de lui demander ce qui lui arrivait. Que m'arrive-t-il, mudang ? Vous pleurez, mon camarade. Je pleure ? Mais qu'est-ce que ça signifie ? Que vous êtes émus, mon camarade ! Il paraît que la dernière fois qu'il avait pleuré – c'est à dire la première –, c'était lorsqu'il avait stérilisé le foyer contre-révolutionnaire de son petit frère, qui avait eu des rapports sexuels avec une étrangère. Ce qui était passible de peine de mort, il ne pouvait pas l'ignorer. Femme, parents, grand parents, enfants, oncles et tantes étaient coupables eux aussi, par association. En tout logique le leader ami aurait du mettre fin à ses jours, mais il estima que l'infection n'avait pas pu contaminer l'inébranlable pureté de sa filiation directe, impénétrable et inviolable d'avec le sang de l'éternel. Enfin, peu importe. Aujourd'hui on peut voir que des militaires avaient filmé la scène et l'avaient mise en ligne. On voyait kim jong-song qui s'essuyait les yeux. Il était ébranlé. Son émotion était le signe d'une délicate attention de la part des dieux. Il demanda à son mudang d'y faire honneur. Le mudang commença alors un kut, rapidement suivi par kim jong-song lui-même. Les militaires n'en revenaient pas. Je revois encore leurs têtes ahuries. Là, sur la frontière, sur la limite d'avant la guerre totale ; là, dans ce préfabriqué où pourrait se déclencher la fin du monde sur un malentendu, le grand camarade, qui était gros et gras et mou, dansait avec son fou, un homme sec, maigre et chétif. Ils arquaient les jambes de façon à former un losange, et leurs bras, telles des droites infinies, oscillaient vers le ciel au rythme des mantras scandés par les deux fous. Hwaniiiiiiiin, demi-tour, paumes sur le torse, jambes fléchies, hwanuuuuuuung, demi-tour, pas en avant, frappe des deux mains, puis paumes vers le ciel, tanguuuuuuuun, frappe du pied sur le sol, frappe dans les mains, bombage du torse. On apprend ça à l'école. »
Q
« On a prit ça pour de la propagande étrangère. Kim jong-song était fou à lier ; kim jong-song était toxicomane, en crise de manque, accro à la pornographie ; kim jong-song était possédé par des démons ; kim jong-song était un prophète, un messager ; kim jong-song tendait la main vers ses frères de sang ; kim jong-song préparait un coup militaire ; kim jong-song manipulait l'opinion par un faux rapprochement ultra médiatisé organisé par ses conseilleurs. Au final tout ça pourrait être aussi bien vrai que faux. »
Q
« Notre version c'était quelque chose comme, nous avons longuement discuté d'un accord de paix avec notre voisin nord-coréen. Il n'est pas impossible que dans un futur proche, le rêve de plusieurs générations de citoyens se réalise enfin : voir la frontière qui nous sépare de notre peuple se briser, voler en éclat, et voir la grande corée s'unir à nouveau et retrouver le prestige de notre civilisation millénaire ! »
Q
« Oui, je m'en doute. A l'époque, non. L'esprit critique, ce n'était pas ce qui nous caractérisait le mieux. On n'avait pas le droit. »
Q
« C'était un imbécile doublé d'un malade mental. »
Q
« Il paraît que son haleine avait failli lui faire tourner de l’œil, atroce mélange d'ail pourri et d'armoise vulgaire qui aurait baigné dans l'urine – ce qui expliquait peut être ses yeux exorbités et l'impression qu'il était franchement en pleine crise d'hallucination. Il avait proposé l'unification à la condition que kyu bang-soo lui offre l'un de ses poulets à trois pattes. C'était, selon ses propres dires, la victoire du miracle ésotérique des samguk sur le péché d'orgueil de l'homme de terre. »
Q
« Non. A vrai dire certains d'entre nous sont encore sceptiques à cette idée. »
Q
« Oui. Je pense pour ma part qu'il prenait les samguk au premier degré, qui sont moins des doctrines qu'un ensemble de contes et légendes qu'on raconte aux enfants. Il croyait vraiment aux goupils à neuf queues, au cheval ailé, aux œufs fantômes ! Il y avait tellement cru qu'il avait pratiquement réalisé des goupils à neuf queues et des chevaux ailés. Il était allé chercher des ingénieurs chez nos voisins chinois, pour la biotechnologie. Ils avaient validé le projet et investi une petite partie de leur PIB dans le développement de monstres surnaturels. C'est là dessus que les sceptiques mettent le paquet. Quoiqu'il en soit, en quelques mois, les premiers chollima, chevaux greffés, galopaient dans les jardins de la résidence de kim jong-song. Ils n'arrivaient pas à faire fonctionner leurs ailes, mais ce n'était qu'une question de temps. Un kumiho avait réussi à vivre pendant quatre jours avant de mourir de complications post-opératoires. Kim jong-song le fit empailler et installer sur son bureau personnel, comme preuve irréfutable des réalisations indicibles des grands anciens. Il y avait une peinture de ça, sur la place kim il-sung. On dit qu'il lui arrivait souvent de caresser ses neufs queues, pour lui porter chance et prospérité. Lui-même se considérait comme le yaksha, divinité double entre la fée et l'ogre, l'ange et le démon. Il était censé compléter ainsi la sainte trinité animale. Malheureusement, il lui manquait quelque chose pour réellement advenir en tant qu'entité spirituelle immortelle. Ce quelque chose avait un lien avec la fondation de notre nation. Avec la fondation même de l'humanité ! Du soleil ! De la lune ! Des étoiles ! Ce quelque chose, c'était manger ses enfants. »
Q
« A pyongsong. C'est notre ville dédiée à la science. C'est là qu'on a trouvé des animaux modifiés génétiquement, chirurgicalement, mécaniquement. Des animaux et des humains, parfois les deux en même temps ; des animaux et des choses, innommables, hors du monde et de la réalité, comme ce ki'lin, corps de cerf doté d'une queue de vache, de sabots, d'une crinière de cheval et d'une tête de dragon. Le ki'lin gémissait, attaché à une poutre tel un lion de chapiteau, tel un roi déchu dont le règne finira dans les coups de fouets d'un riche propriétaire. Devant cette horreur on a tout brûlé. Les sceptiques s'appuient là dessus, sur le manque de preuve. »
Q
« Parce que c'est intolérable, ce refus de la vérité. C'est comme si on nous volait notre mémoire, notre cause ! »
Q
« Rason, kumgangsang, sinuiju, kaesong, et pyongsong. Pyongyang, elle, était littéralement encerclée. Les militaires se confondaient avec les civils. On portait les mêmes uniformes, les mêmes coupes de cheveux bien dégagées sur la nuque, avec la petite raie de côté. On ne savait plus qui obéissait à qui, ni qui tirait sur qui. Eux non plus, par ailleurs. Un camarade surveille un camarade surveille un camarade. La menace sourde. Pour la forme, certains avaient un peu résisté, mais ils s'étaient rapidement joints à la révolution populaire, qui se propageait dans la totalité du pays. Puisque personne ne pouvait différencier personne, l’unité des camarades engrangeait une force que personne ne pouvait arrêter. Les administrations brûlaient, les bureaucrates étaient enfermés, puis exécutés. Les statues des nombreux membres de la dynastie était renversée, brisée, fondue.
On recevait des armes de nos voisins chinois, japonais et russes. La communauté internationale jubilait, officiellement. Elle qui n'était jamais intervenue ni contre ni en faveur d'une quelconque question à notre endroit. »
Q
« On avait adopté le drapeau de la corée du dud comme emblème ; à la différence près qu'on avait remplacé le taeguk rouge et bleu par le visage d'un dokkaebi rouge et démoniaque, à quatre cornes, symbole de la révolte, de la dissidence, de l'insurrection. »
Q
« Pulgasari. »
Q
« Quelques slogans, assassin !, pédophile !, la corde pour les goinfres !, et d'autres qui ne voulaient rien dire. Nos militants exhortaient la foule au son des taepyeongso, écrivant sur les murs de marbre du métro des invitations au soulèvement. Nous gravions le cuivre, nous arrachions les lustres, nous détournions des voies. Il fallait souligner l'importance capitale d'une libération idéologique du peuple nord-coréen. D'autres semblaient craindre un embrasement des idées marxistes. Les Chinois parlaient de danger économique concernant le rétablissement d'une corée unifiée, la russie s'enthousiasmait du retour d'un nouvel allier dans l'échiquier politique. L'unification, ou tout du moins l'idée de l'unification, faisait peur. On peut le comprendre. Notre pays protégeait la chine de la corée du sud trop envahissante, elle servait de prétexte à la présence américaine dans la péninsule, tout comme celle des japonais, qui en profitaient pour appuyer leur influence. De son côté, la corée du sud ne souhaitait pas payer la facture de toutes nos millions de bouches à nourrir, à habiller, à loger, à soigner. L’exultation officielle de la communauté internationale cachait en réalité une inquiétude sur le catastrophisme politique à venir. »
Q
« Il a fallu apprendre à s'en servir, bien sûr. Les premières heures, un flot ininterrompu d'informations. Des questions, des conseils, des promesses. Un nouveau monde, déjà ! Comme la découverte de l'altérité. »
Q
« Kim jong-song était tapis dans son minuscule bunker anti-atomique, petit, froid, étroit, et qui sentait le renfermé. Il ne devait pas comprendre pourquoi ses compatriotes se soulevaient soudainement contre lui. Lui qui avait toujours œuvré pour la grandeur et le bien-être de la nation. Lui qui avait toujours tout sacrifié, même ses quatre enfants. Lui qui était même allé jusqu'à les dévorer... Il avait même gardé quelques morceaux (doigts, oreilles, pieds). On les a retrouvé dans la cantine. Mauvais œil. Il était donc là, enfermé, emprisonné, à quelque dizaines de mètres sous le sol. Allongé sur son lit à baldaquin en béton, il dégustait un thé à l'ail et à l'armoise infusé trop longtemps. Tout autour de lui semblaient se mouvoir des fantômes en forme d’œufs et des dragons maritimes qui s'enroulaient autour de lui. Avec le recul on se demande si c'était pas l'infusion qui nous a fait halluciner. Mais ça vous fiche un coup. On n'y croyait pas nos yeux. Kim jong-song était là, nu, il frissonnait, à sentir sur sa peau les écailles glacées de la queue du yongwang, qui lui chatouillait les pieds avec ses longues moustaches. Un ours éventré se frottait contre son corps, tandis que jeosung saja, l'ange de la mort, lui caressait le visage en lui murmurant des ils arrivent... ils approchent..., à l'oreille. Ils s'enroulaient dans une étreinte mystique, d'où s'échappait une lumière plus vive que le plus brillant des astres. La gravité semblait s'appesantir, tandis qu'on a commencé à osciller dans l'orbite générale du petit bunker, désormais capsule semi-spatiale située simultanément sur toit du monde et dans ses fondations. Un camarade chevauchait une tortue multidimensionnelle, disparaissant dans les angles impossibles de la petite forteresse personnelle, affrontant par la pensée une horde de pulgasari. Je pense que kim jong-sung aurait adoré pouvoir se transformer en animal, en canidé viril, en requin poulpe, en aigle géant pour survoler le monde qu'il tiendrait entre ses griffes acérées. Je pense qu'il aurait adoré ne pas être gros, ne pas être le grassouillet un peu lent dont personne ne se moquait. Contrairement à ses ancêtres, il n'avait pas composé d'opéras, ni écrit mille cinq cents livres, ni même inventé le hamburger. Il ne pouvait pas contrôler le temps comme le grand leader éternel. Il devait se sentir seul et incompris. Je pense qu'il aurait voulu être plus qu'un hanunim, quelque chose d'équivalent à la grandeur sans mesure de ses ancêtres de sang. »
Q
« Le long de la montagne changbaek, il y a des traces de sang, le long du fleuve amnok, il y a des traces de sang, aujourd’hui encore, sur le bouquet de fleurs de la corée libre, se font jour des traces glorieuses. ah ! ah ! notre général, le général kim jong-sung. »
Q
« Il était à quatre patte en train de gratter le sol, reniflant par à-coups ses doigts rougis par la chaleur du phoenix. Il avait une petit queue qui dépassait de son pantalon. Un camarade a tiré une rafale. Son visage s'est disloqué. »
Q
« Un insoumis, un jeune homme à peine majeur, soldat anonyme comme tant d'autres, dont les parents de ses parents, opposants politiques, avaient été torturé puis exécuté par le père du père du dictateur. »
Q
« Les camps furent libérés dans la foulée. Les prisonniers doublaient le recensement officiel de la population. On était deux fois plus nombreux ! Les victimes du doute étaient majoritaires. Les opposants politiques, rares. Les handicapés, les estropiés, les souffreteux, issus de la famine, de la consanguinité, des maladies génétiques, déambulaient désormais dans la ville. On aurait dit que des fantômes, enfin libérés, rampaient sur le béton de pyongyang, que des bêtes humaines marchaient à quatre pattes comme des enfants, que des esprits blessés sortaient de terre pour se nourrir de l'âme de leurs tortionnaires. Un film relatant ces événements est sorti il y a peu. Le repaire de la Licorne. En hommage à la vieille déclaration de l'institut d'histoire de l'académie des sciences humaines et sociale de corée du nord, une légende comme quoi la licorne était native de moran, côté temple yongmyong. On y trouve une interview du fameux meurtrier de kim jong-sung, le camarade young-jae. C'est pas mal. Dommage qu'ils n'évoquent pas le problème du corps. »
Q
« De kim jong-sung. »
Q
« Disparu. Y'en a qui disent l'avoir vu sur les îles d'ulleung-do, ou du côté de jeju, voir carrément sur tsushima ou en chine déguisé en chinois. Pour ma part, je pense que son corps repose près d'une rivière. Enterré là par les soldats, sans doute. Comme un dernier au revoir, une ultime marque de respect à celui qui fut, malgré tout et malgré nous, notre icône pendant des années. Ça expliquerait pourquoi, à chaque saison des pluies, les grenouilles cessent de coasser. »





lundi 12 mai 2014

Duck-Young

De retour de vacances, avec un conte pour enfant.




Duck-Young



Duck-Young était un jeune garçon qui vivait à la ferme avec ses deux parents. Son papa cultivait le riz et sa maman cultivait le gingembre. Duck-Young lui ne cultivait rien du tout. Il n'en était pas capable. Il y avait eu un accident à sa naissance, et Duck-Young était né avec des problèmes dans la tête. Il ne parlait pas beaucoup et ne semblait pas comprendre ce que les gens lui demandaient. Si on lui disait « Duck peux-tu aller chercher le seau s'il te plaît ? », il enfilait ses bottes en caoutchouc et s'en allait sauter dans les flaques d'eau. Si on lui disait « Duck peux-tu aller donner un coup de main à ton père pour ramasser le riz », il empoignait la pêle et commençait à creuser des trous dans la terre pour les remplir juste après. Duck-Young faisait beaucoup de choses qui n'avaient pas de but, ni de sens.

Les garçons de son âge se moquaient de lui. Ils l'appelaient « Toutou », car il était aussi stupide qu'un animal de compagnie, et trottait benoîtement lorsqu'on l'appelait. Ils lui lançaient des cailloux, et quand ils le manquaient, ils lui demandaient de les leurs ramener. Ce que Toutou ne faisait pas, car il ne comprenait pas la demande. Alors il se faisait tabasser encore plus.

Les filles, elles, le fuyaient. Son visage était si repoussant, que certaines d'entre elles devaient se mettre la main devant la bouche pour ne pas vomir partout. Les yeux de Duck-Young n'étaient pas symétriques, et bien trop éloignés l'un de l'autre. Sa bouche était figée dans un rictus duquel dégoulinait constamment un petit filet de bave qui venait mourir sur mon menton ; menton qui semblait avoir été tiré en arrière, et qui se confondait régulièrement avec le cou. Son haleine en était pestilentielle.

Quand il ne se faisait pas malmener, Toutou restait enfermé dans la cabane où il vivait avec son papa et sa maman. Il passait ses journées à jouer avec ses ongles, et attendait les repas avec gourmandise. Malheureusement pour lui, ces derniers temps il n'y avait pas beaucoup à manger. La sécheresse était particulièrement longue cette année, et les prélèvements de la République pour le partage des richesses toujours plus élevés.

« Comment vais-je pouvoir survivre avec une femme et un enfant si vous me prenez tout mon riz ? » avait dit son père au jeune soldat qui était venu récupérer le fruit de son labeur. En réponse il reçu quelques coups de bâtons sur le visage et dans le ventre. « Un pays puissant et prospère », dit le soldat, « ça n'existe pas tout seul ! ». Et il était parti, avec ses sacs de riz et de gingembre.

Les parents de Duck-Young avaient un temps quémandé de la nourriture aux habitants du village. Souvent ils envoyaient le petit, qui se faisait taper dessus au passage. « S'il vous plaît » disait-il. Juste ces trois mots. Puis trois autres : « on a faim ». La faim, ça au moins il comprenait. Il pleurait, et mettait ses mains en coupes, que les villageois remplissaient en jurant. Ici des céréales, là des radis, de l'ail, ou des restes de pâte de soja. Il partait alors en courant, en promettant de les rembourser dès que le temps sera plus clément. Mais très vite les autres habitants furent confrontés au même problème que la famille du jeune garçon. La pénurie gagnait le village tout entier, et la sécheresse semblait ne jamais vouloir se terminer.

Très vite, les villageois ne donnèrent plus rien. Ils étaient à sec. Ils se réunissaient alors le soir autour de la marmite commune pour leur unique repas, des kimchis d'écorces d'arbres. A défaut de qualité nutritive, ça avait au moins le mérite de couper la faim.

Quand le soldat revint réclamer son dû, tout le monde craignit pour sa vie. Tout le monde, sauf Duck-Young. Il ramena au soldat, bien enveloppé dans du tissus, deux bras et une jambe. C'était l'équivalent en viande de ce qu'ils lui donnaient en riz et en gingembre. Le soldat se gratta le menton, perplexe, puis décida que ça ferait l'affaire.

Personne ne voulait mourir de faim. Les bras et la jambe provenaient d'un jeune garçon du village, un bon à rien – jusqu'à maintenant. Les vieux du village célébrèrent le génie et la clairvoyance de Duck-Young, et, une fois devenu leur chef attitré et autoproclamé, il se lança dans une vaste campagne de récolte anatomique. Dès lors, plus personne n'osa l'appeler toutou.

Chacune de ses décisions était saluée comme l'audace à l'état pure. Chacun, par exemple, était libre de donner ce qu'il voulait (phalanges, poignets d'amour, poitrine), tant que le poids y était. Les vieux, ayant déjà des problèmes pour se déplacer, donnèrent jambes, cuisses et genoux. Les femmes donnèrent leurs fesses et leurs seins. Les hommes, ceux qui n'avaient pas encore la peau sur les os, donnèrent une main ou un pied. Il fallait qu'ils puissent continuer à travailler. Duck-Young, pour montrer l'exemple, fit don de son pénis.

Cela dura un moment. Jusqu'à qu'il n'y ait plus rien, ou presque, à donner. Jusqu'à ce qu'il n'y ait plus rien à trancher. Jusqu'à ce qu'un vieux tronc, qui n'avait déjà plus ni jambes ni bras, proposa de donner sa fille.
Duck-Young sembla y réfléchir. Après tout, c'était la chair de sa chair. Donc quelque part c'était aussi un morceau de lui. Un morceau dote d'une volonté, mais que pouvait-elle y faire ?

Ainsi débuta la grande vague de libération des enfants du village, à qui l'on vendait des mensonges par kilos afin qu'ils évitent de se suicider. Pêle-mêle : retrouver un parent éloigné, rentrer dans l'armée, servir le Leader ou devenir cuisinier. Leur nombre décroissait de manière inquiétante. Ils commencèrent à poser des questions, mais bien sûr personne ne fut assez sot pour leur dire qu'ils allaient terminer dans une marmite.

Personne, sauf Duck-Young.

Les enfants se rebellèrent. Plus nombreux, plus vigoureux, ils vinrent rapidement à bout de leurs aînés, pour la plupart diminué de deux ou trois membres déjà. Un véritable carnage.
Bien sûr, ils gardèrent les restes pour entamer les négociations avec les soldats.

Sauf qu'il n'y eut plus de soldats. Plus jamais. Dans le doute, les gamins continuaient leur travail d'extermination systématique et de dépeçage, mais aucun soldat ne vint réclamer son dû.

Bientôt, il n'y eut plus de parents non plus. Les gamins se retrouvèrent avec des tonnes de viandes sur les bras, sans savoir comment les cuisiner ni comment les conserver. Ils n'arrivaient pas à se mettre d'accord, ni sur comment il fallait s'organiser, ni sur qui allait commander.
Duck-Young, qui avait survécu grâce à sa naïveté et parce qu'il était entre deux âges, proposa aux enfants de construire des baluchons de cuir avec la peau de leurs parents. « Comment il fait le bébé pour vivre dans le ventre de sa maman ? ». La question méritait d'être posée.
Tous se mirent à fabriquer des ventres, qu'ils bourrèrent de chair et qu'ils enterrèrent dans le sol.

Au bout de plusieurs jours, la viande était toujours comestible, voir même un peu meilleure que lorsqu'on la mangeait aussitôt après l'avoir découpée. Tous acclamèrent Duck-Young, pour son génie et sa clairvoyance.

Et c'est ainsi que Duck-Young devint successivement le chef du clan des adultes et le chef du clan des enfants, et le leader de la révolution.












dimanche 13 avril 2014

Mes doigts m'abandonnent

Accrochez vos ceintures, Noirsand est dans la place ! Le très respectable auteur de Alligator de combat (pour des shot-stories) et de Bastien et la voisine (pour une histoire de femme qui aime sucer des glaçons) nous fait l'honneur de sa présence en ces pages décadentes. 
Ses dialogues précis, ses personnages de sitcom surréaliste, son ambiance "entre la farce sociale et le porno" et sa narration à tiroir achèveront de vous convaincre de son talent, et de sa place ici.
En pdf ici.

Mesdames et messieurs, Noirsand !




Mes doigts m'abandonnent


I

D'ici le moment où tu t'éveilleras, (on passe au travers de la fenêtre de l'appartement où des couleurs chaudes quoique très ombrées rassurent après la façade, clinique, miséreuse) il y a, dans le lit large à couette pleine d'idéogrammes, ISA qui se tourne dans son sommeil. Elle va bientôt s'éveiller elle aussi. Il doit être sept heures du matin, c’est dur à dire, le réveil est là-bas dans le noir, avec le reste.
Bon. Éveille-toi. Tu y es presque. ISA de son côté se tourne encore. Elle est au-dessus de la couverture.

Tiens. Il y a un fauteuil dans l’angle à droite du lit et tu es dessus, maintenant. Mets-toi à ton aise.

Reste assis pour l’instant. ISA vient de se réveiller.
Elle s’est tournée vers toi ; vers la lampe, en fait, elle l’allume. Son visage disparait sous la tignasse brune entre l’ondulé et le franchement bouclé, tout bordélique. Mais non, n’aie pas peur. Elle peut pas te voir, ni t’entendre. Déplace-toi dans la pièce, tiens. Profite de la lumière qui vient d’arriver. ISA s’est redressée, dos contre le mur, elle prend le temps de bailler.
La chambre est pas grande. L’espace où tu peux marcher fait un arc de cercle autour du lit, un peu en pente, qui tombe comme une langue du mur sombre. Ne va pas croire qu’on y voit mieux en pleine journée : les rideaux sont déjà tirés, les lampadaires qui grimpent pile en face de la fenêtre brillent déjà, et c’est encore la pénombre. La porte qui débouche sur le petit salon est fermée. Ouvrant le mur dont part le lit, en revanche, la porte de la salle de bains est grande ouverte. La lumière y est allumée. Va voir. ISA s’y prépare. Tu pourrais détourner le regard, mais si le voyeurisme te pose problème ou t’emmerde, tu n’as sûrement rien à faire ici. Va-t’en avant de trahir ta conscience, on se retrouvera ailleurs, dans un coin de l’univers où les choses sont distantes, impénétrables. Il y a pour ça quelques royaumes des morts.
Bon. Tu restes. ISA s’est désapée devant le miroir. Elle se scrute. Le visage surtout, elle grimace. Elle fait des sourires à l’avance au gars qu’elle va rencontrer tout à l’heure, son nouveau patron.
Il faut dire qu’elle est bien foutue. Tends ton index et frôle-la de haut en bas, pars d’une tache de rousseur sur l’épaule, tombe par-devant, tourne autour d’un sein, voilà (plie les genoux, elle se penche vers le lavabo pour s'arroser le visage) ton doigt glisse devant le ventre, maintenant reviens vers le bas du dos, et pour la suite, fais comme tu le souhaites.
Mais oui, c’est son intimité, et alors ? La morale ? Ça n’a rien à foutre ici puisque vous n’êtes pas du même monde. Tu crois que les pierres se gênent quand on est à poil dans les criques, qu’on baise dans les carrières ?
Va plutôt t’asseoir sur le lit tandis qu’elle prend sa douche. T'auras l'occasion d'en voir plus dans les jours qui viennent.

  
 II

Tu la suis qui marche très vite -pas en retard, pourtant- dans la longue rue. C'est encore le matin. Tu crois même voir quelques étoiles cachées pas loin des colonnes de fumée, celles qui montent de la zone industrielle, derrière vous. ISA marche vers le centre-ville. Y a peu de gens autour, attends d’arriver dans le quartier de son nouveau boulot, tu verras la foule. C'est la première fois que tu marches dans Mindwille? Tout y est démesuré, les bâtisses trop petites, les tours plantées dans le ciel, et les gens bien sûr, mais pour ça tu as sûrement l'habitude. Marche plus vite. Elle va bientôt descendre dans une bouche de métro. Ça y est, ses talons courts claquent entre les déchets sur les marches; ne te plains pas de ces morceaux de fruits éclatés et de ces fascicules politiques en charpie, y a de la vie jusqu'au sol, c'est tout, et puis rien n'accroche à tes pompes.
Suis-la: vous allez passer sous le tourniquet derrière elle. Une rame est ouverte au moment où vous déboulez sur le quai, dépêche-toi, saute à l’intérieur. Vous y êtes. C'est pas de chance: elle s'est assise sur un strapontin, tu pourras pas déplier celui d'à côté. Bon. Assieds-toi par terre, devant elle. Profites-en pour voir un peu sa tenue. Elle a déboutonné son long manteau mauve, trop cintré pour s'asseoir avec. Par-dessus le débardeur blanc elle a noué un cache-cœur noir, bien resserré. Elle croise les jambes dans sa jupe sombre. Ses collants sont à résilles étroites. Ses chaussures aussi sont noires. Sobre à ce point, elle peut se le permettre, tu verras.
La voix annonce : Verme-Général Saimpon, c'est là que vous remontez. Voilà. Tu as grimpé les marches quatre à quatre pour suivre ISA qui s'envole vers le jour, et vous voilà au milieu de cette foule dont je te parlais. Assez diffuse pour que tu puisses passer entre, mais grouillante quand même. Des gens qui bossent et des marginaux déguisés en gens qui bossent, mais qu'on distingue bien. Tu vois pas de colère chez les gens pressés. Le soleil, roussi maintenant, a dépassé le plus grand building et saigne une petite couronne sur le toit. On approche du moment où il glissera jusqu'au fameux quartier de Verme, bouillonnant de foules diverses, autour d'une immense cantine asiatique où l'alcool est donné, presque. Mais toi, tu pars dans l’autre sens, dans la tour qui les dépasse toutes. Tu entres dans la porte tambour avec ISA et un type corpulent, dont vous avez tous les deux remarqué la longue écharpe rouge posée sur les épaules, pas nouée. Tu files avec ISA vers le standard, elle montre son badge avec un sourire; vous passez dans l'ascenseur. Bon, tu viens de voir qu'elle a appuyé sur le bouton du quinzième étage, ça me laisse le temps de te mettre au parfum.
Tu as pu comprendre qu'aujourd'hui, c'est son premier jour. Il y a deux semaines elle a passé l’entretien d’embauche avec un gars bizarre à qui il manque la main droite ; c’est pas le patron, lui c’est aujourd’hui qu’elle le voit, et c’est ça qui l’angoisse, parce que ce monsieur Verme (oui, comme le quartier, elle lui demandera peut-être tout à l’heure s’il y a un lien) a sa réputation. Je préfère pas t’en dire plus. Tu verras par toi-même.
Voilà, vous êtes arrivés.
Tu te trouves actuellement dans un open space carrément boisé. La baie vitrée fait rebondir le jour sur les cinq bureaux pas disposés symétriquement, tous de vieux bois, donc, et sur un parquet rayé qui craque à certains des endroits où ISA pose ses pieds. Trois types sont devant leurs bureaux pleins de chaos –repère celui qui n’a qu’une main, son bureau est près de la fenêtre ; il vient d’avoir un mouvement de tête vers ISA, genre, vous revoilà. Tous font un signe de la main, et un sourire, sincère. Tu peux voir –ça n’échappe pas à ISA non plus- qu’ils se réjouissent de la présence d’une fille dans leurs locaux, de la présence de cette fille, surtout, disent leurs visages comme elle retire son manteau. Elle va dire son nom mais on lui montre déjà le bureau de Verme, la seule autre pièce du local, dévoilée par deux fenêtres aux stores un peu ouverts. Il y a la silhouette de Verme qui est assis à son bureau et regarde en se penchant sur le côté. ISA va entrer. Prépare-toi. C’est possible, au vu de ses doigts qui tremblent, qu’elle agisse précipitamment et referme la porte avant que tu puisses entrer.
Elle ouvre, tu t’y glisses, puis elle te rejoint et ferme la porte. Ici, il n’y a plus qu’à regarder.
ISA serre la main de Verme, un type dans la quarantaine, le visage très marqué ; il a l’air de se plonger dans ISA, dès qu’il la voit, mais je t’assure qu’il plonge dans quiconque, j’en ai vu d’autres le rencontrer. Il sourit des yeux et sa bouche trahit des tas de projets qui lui viennent en tête, ou des tas de théories sur ce qu’il a sous les yeux –là encore, toujours comme ça, Verme, je te le dis.
Il va dire quelque chose. Il ne le dit pas. ISA cache une grimace. Verme se tourne vers des plaques à induction sur un côté du bureau et demande :
-Vous avez faim ?
ISA doit croire que c’est un piège, elle répond pas. Verme attrape la poêle posée sur une plaque pour dire qu’il est sérieux, empressé de savoir. ISA répond oui mais elle sait pas elle-même. Verme a reposé la poêle, il lâche une longue escalope rose sur la planche à découper devant lui, pioche un hachoir. Il a le regard dans la viande qu’il débite, sous lui, et se met à parler.
-Bon, vous avez déjà vu Lamproie la semaine dernière.
Il lève la tête et regarde un angle.
-Le type sans la main droite. Il a dû vous dire des saloperies sur moi. Sans méchanceté, en toute conscience professionnelle. Il préfère qu’on se méfie avant d’accepter le poste, c’est vrai que je ne suis pas un facile à vivre. Saltimbocca ?
Il montre la viande.
-Ne dites pas non, j’ai du prosciutto à se tuer. Un client de Lombardie m’en a confié des caisses, mais c’est une saloperie, je fais produire le mien, depuis. Vous voulez les caisses de la saloperie ? Non, ne dites pas oui ou non, attrapez le beurre dans le frigo, devant vous. J’ai horreur du bruit de la motte qui tombe comme un pavé sur la poêle. Il sera doux d’ici que j’aie enroulé le prosciutto. Vous enverrez des mails, les premières semaines. Je préfère ça avant que vous rencontriez les clients. D’abord il faut que vous les dominiez, avec du langage écrit, sophistiqué. Ensuite ils vous feront moins peur. Vous les verriez tout de suite… des putes, ces gars-là. Le vin blanc. Le vin blanc, bordel !
ISA tend la main vers la bouteille que montre Verme, derrière elle sur une petite table. Ensuite il a l’air de s’excuser.
Assieds-toi sur le bureau, devant elle. T’as pas encore vu son visage, je t’ai mal guidé. Regarde bien. Elle débouche la bouteille en regardant Verme. D’abord tu remarques sûrement ses taches de rousseur, fines et sous ses yeux noirs, sur des pommettes rondes, autour de son nez court, pointu.
Derrière toi Verme est en train de nouer le prosciutto sur les morceaux de viande.
-Ils vous boufferaient. Dites, je vais faire la conversation tout seul ? Bon, vous ferez des trucs rébarbatifs pour commencer, les mails. Et d’autres tâches ingrates, courrier, photocopie, et si possible, un peu de choses ménagères. Aucun de ces types est capable de tenir un balai par le bon bout. Lamproie a dû vous le dire, il faudra concilier vrai travail intellectuel et boulot dégradant. Ça vous pose problème ?
-J’étais prévenue, dit ISA (c’est la première fois que t’entends sa voix, je crois, écoute un peu ; elle a pas besoin d’être à l’aise pour que sa voix soit posée, pas plate, mais solide et sans effort), je n’ai pas peur du travail dégradant.
-Non, non, non, bordel !
Verme balance un coup de pied dans son bureau, le vin vacille. Il va frapper dans un truc, ne le fait pas.
-C’est justement le piège que je vous tendais, et vous tombez dedans, comme une conne ! Je vous préviens que ces hiérarchies, bordel, ces hiérarchies marchent pas avec ma façon de voir, et de faire. Travail dégradant, vous vous entendez, vous m’entendez le dire ? Vous savez ce que je suis ? Je suis un putain d’aleph. Un gars de l’univers où tout converge. On m’a repéré des infinités de couches d’humanité, là-haut dans le cortex. J’emmerde vos considérations. Vous devez voir que dans un système où chacun a besoin de l’autre, chacun est l’autre. Je suis le type qui fait le ménage. Non, l’exemple est mauvais, personne fait le ménage, ici. Mais je suis le type qui fait le ménage dans les boîtes pour lesquelles on bosse. Et dans les boîtes pour lesquelles on ne bosse pas. Vous aussi. Vous êtes le flic, et le juge, et tout le ministère, tant que vous respectez les règles. Et vous allez les respecter, les règles. C’est ce qu’on fait ici. Personne chez moi ne sape ce merveilleux système –pourri dans l’absolu, mais on n’y est pas, dans l’absolu- où chacun est l’autre, même si son corps trime pendant que d’autres corps bouffent des bœufs de Kobe en repas d’affaires. Chez moi vous n’êtes plus un corps. Vous êtes Isa et Verme et Lamproie en attendant de savoir comment être le reste du monde. Envoyez la bouteille.
-Elle est devant vous.
-Vous n’allez pas me la tendre ?
-Elle est à votre portée.
Verme attrape la bouteille. Lève-toi du bureau, regarde vers lui. Il a déjà fait revenir les pièces de viande dans le beurre. Il arrose la poêle de blanc avec de la jubilation dans le geste.
-Je m’énerve, vous savez, je m’énerve. Ça reste un moyen de vous enseigner des trucs. Imaginez qu’un prof gueule les phrases de sa leçon, de temps en temps. Ça serait plus facile à retenir. A justifier.
Il éteint la plaque.
-On peut manger.
Il ouvre un tiroir devant lui et en sort deux assiettes, puis les couverts.
-Poussez la statuette de chat, vous mettrez l’assiette à sa place. Tout à l’heure je vous ai appelée Isa, pour le discours, mais vous préférez peut-être Isabelle ?
-C’est ISA tout court, fait ISA la bouche pleine, comme le prophète.
Verme hoche la tête en regardant ISA. Je pense qu’à partir de maintenant, ils vont manger en silence. ISA a mal fermé la porte, tu peux te glisser dans l’autre pièce et aller voir les autres. Tu quittes le bureau avec le bruit du vin blanc qui tombe au fond des verres.
Les trois types sont à leurs bureaux. Lamproie tape sur son ordinateur avec la main qui lui reste, le moignon posé sur le rebord de la fenêtre entrouverte, il y souffle la fumée de la clope qui ne quitte pas ses lèvres. Va vers lui. C’est un brun qui ne doit pas parler beaucoup. Enfin, je le sais, peut-être que ça ne se voit pas, puisque de toute façon il n’a pas à dire quoique ce soit, sur le moment. Tu peux regarder son bureau où règne le même bordel qu’ailleurs dans la pièce. Tu remarques la plaque avec écrit « E. Lamproie », et un hachoir planté profondément dans le bois. Laisse l’écran, il n’y a que des chiffres. Va voir le type au bureau à sa gauche. « M. Solonce », dit sa plaque. C’est un type vraiment obèse sur une chaise minuscule. Il a l’air d’écrire des lettres types, à la main. Jette un œil si tu veux. Son écriture est illisible, en fait. Tu dois pouvoir lire quelques groupes de mots. « une fille que j’ai connue », « cosmos », « dégueulasse », c’est tout ce que je déchiffre. Devant lui, il y a visiblement le cadet de l’équipe, la jeune vingtaine, il écrit du code sur son ordinateur. Il a des cheveux mi-longs, texture paille, et une écharpe noire qui lui remonte au début du menton. Sa plaque indique « S. Berto », posée sur un vieil exemplaire du code pénal. Si tu repars à gauche de Solonce, tu verras le bureau d’A. Lancati, déserté, avec posé contre l’écran un bouquet de fleurs. Il y a un carton dedans –plié, tu pourras pas lire le message. Assieds-toi sur sa chaise d’ici qu’ISA revienne. Après un temps Solonce dit :
-On n’entend plus gueuler. Vous croyez qu’il est plus doux parce que c’est une nana ?
-Je l’ai vue la semaine dernière, dit Lamproie, elle a de quoi mater l’animal.
-Berto, dit Solonce, mets-nous du Syd Barrett. J’ai extrait The Madcap Laughs sur ton ordi, quand j’y bossais. J’aime bien ce type, il est devenu gros et moche, comme moi.
-Ta gueule, dit Lamproie en se marrant.
Berto lance l’album, à volume bas, et peu de temps après ISA revient dans la pièce. Elle s’assied un peu épuisée devant son bureau, pour l’instant sans plaque, derrière celui de Lancati.
-Alors ? demande Solonce.
-J’allais soupirer « mais quel con, ce mec », fait ISA. Mais non, son charisme fait son effet.
-Il sera plus doux avec toi, fait Solonce. T’es une nana.
-Tu as de quoi le mater, dit Lamproie.
-Je suis Solonce, dit Solonce avec un signe de tête. Devant, c’est Berto, et t’as déjà vu Lamproie.
Berto s’est retourné et a fait un court geste de la main. ISA se présente en allumant son écran.
-Il m’a cuisiné du saltimbocca. Extraordinaire.
-Il persiste à le faire sans vin de cuisine ? demande Solonce.
-Oui.
-C’est idiot. Il gâche de ces crus.
Verme sort de son bureau. Il marche à petits pas vers ISA. Ses mains se ferment et s’ouvrent, au bout de ses bras le long du corps.
-Dites, je vous présente mes excuses. Même pour illustrer mon discours, c’était bête de vous traiter de conne. Et j’aurais pas dû frapper mon bureau comme ça devant vous, je vous ai effrayée, c’était gratuit. Je vous ferai livrer une caisse du vin blanc, je crois qu’il vous a plu.
-Non, dit ISA –elle trouve ça idiot-, laissez…
-J’insiste, ISA, laissez-moi insister.
-Il adore ça, fait Lamproie.
-Vous voyez. Une caisse de vin blanc, et on n’en parle plus.
Il fait un sourire et repart à son bureau.
-Putain, s’exclame Solonce, c’est une première.
-Carrément, dit Lamproie. Il a l’habitude de s’excuser, mais pour plus grave que ça.
-La dernière fois, dit Solonce, c’était auprès de Berto. Bon, ISA, avant que tu penses que Berto est un malpoli ou un taciturne, je préfère te raconter son histoire. C’était il y a… ?
-Six mois, dit Lamproie.
-Six mois. A l’époque Berto codait le site internet de la boîte. Le gros de l’affaire, c’était la recherche. Verme a ses exigences de ce côté-là, il a l’air de croire en un moteur de recherche parfait, un truc qui épouse nos cerveaux, qu’on ait plus l’impression d’écrire, mais de penser seulement. Mais Berto venait d’arriver, il connaissait mal le gars. Il pond un truc honorable, mais loin du délire de perfection de Verme. Il va dans son bureau et présente la première version du site sur un petit ordinateur portable.
Va regarder Berto pendant que Solonce raconte l’histoire. Il reste concentré sur son boulot mais réagit de temps en temps aux détails, avec des sourires et des yeux levés au ciel.
-Verme amène la machine vers lui et tape des recherches pointues. Il remarque vite, cet enfoiré, que ça ne va pas du tout. Il s’énerve. Berto s’attend pas à ce qui va venir, il voit juste Verme marmonner des « bordel », taper un peu sur le bureau.
Berto pouffe brutalement, avec une sale inspiration
-Verme s’impatiente, il tient plus en place. Finalement, il se lève, attrape l’ordi d’une main et le balance sur la carotide de Berto. Ça s’est mis à pisser le sang, l’écran s’était cassé avec le mouvement et en plus du choc, Berto s’est pris les éclats dans la gorge. Je sais plus quel truc a été touché, mais depuis, notre pauvre Berto peut plus prononcer un mot.
-Merde, fait ISA.
Elle reste silencieuse.
-C’est définitif ?
-Oui, dit Lamproie.
ISA ne sait pas trop quoi dire.
-Moi, fait Lamproie en levant son moignon, c’est ma main qu’il a tranchée. Après, j’admets que j’avais bâclé un bilan annuel. Plein de chiffres étaient faux.
-Là où je veux en venir, dit Solonce, c’est que Verme s’excuse pour ce genre de trucs, pas pour avoir cogné dans un bureau. T’es sûrement déjà dans ses bonnes grâces.
Le reste de la journée a filé vite. T’as regardé ISA taper des messages et tu t’es assoupi plusieurs fois. Au point de louper l’heure du repas, trente petites minutes pendant lesquelles ISA est partie grignoter un sandwich, toute bancale sur la table haute à la terrasse d’une boulangerie.
C’est la fin de la journée, il est plus de dix heures du soir. Un mélange de circonstances, entre le zèle de premier jour, et tout le travail accumulé pendant la vacance du poste ; elle rentre crevée chez elle, se désape assise sur le lit, s’endort nue. Tu peux voir qu’elle a laissé la fenêtre ouverte. Bien sûr tu pourras pas la fermer. Couche-toi près d’elle, des fois que même sans exister ici, tu puisses la réchauffer du fond de ton monde, par les couloirs qui ont conduit ta conscience à Mindwille. Devant elle, derrière elle, comme tu veux. Tu verras demain si tu as servi à quelque chose.


III

Elle s’est réveillée avant toi. Ne t’en veux pas, tu n’y pouvais rien, mais bien sûr elle a attrapé froid. Elle a l’air décidée à partir travailler quand même. Elle se cache dans une écharpe immense à grosses mailles, rouge vif et peluchante, et un bonnet à pompon semblable qu’elle n’a pas mis depuis le lycée. On voit que ses yeux noirs, les deux cercles des iris où nagent les pupilles, pas discernables. Elle va partir, c’est sûrement le son du trousseau de clés qui t’a réveillé. Dépêche-toi, elle part.
Tout au long du trajet elle titube et pique du nez. On est dans la rame de métro sans places assises, tu peux croire qu’elle va s’évanouir mais elle ne le fera pas, fais-moi confiance. Au pire, elle sera retenue par les corps tout autour d’elle.
Vous êtes arrivés. Elle s’engouffre dans la tour, salue le standard en toussant. Elle s’endort presque dans l’ascenseur.
Dans l’open space son « salut tout le monde » trahit tout ; Berto et Lamproie sont déjà autour d’elle à lui demander ce qui ne va pas, si elle a pris quelque chose.
-C’est rien, dit-elle, j’ai dormi la fenêtre ouverte.
Verme vient de l’apercevoir, il entre et va vers elle, embêté. Tu peux dès maintenant te glisser dans son bureau et écouter sur le pas de la porte, Verme et ISA finiront par te rejoindre.
-Fallait pas vous forcer à venir, dit Verme, c’est votre deuxième jour mais je suis pas un emmerdeur, je sais qu’un microbe est pas moins salaud sur les dates symboliques. Vous avez pris quelque chose ?
-Non, mais ça va, c’est qu’un coup de froid.
-Bon, venez avec moi. Venez, je vous dis.
Va t’asseoir sur le bord du bureau, ils entrent.
Isa se laisse tomber sur la chaise. Elle ouvre son manteau en luttant. Verme est dans un coin de la pièce et fouille un tiroir dont il sort des boîtes et des ustensiles étranges qu’il pose sur un plateau roulant. Il apporte tout ça vers ISA.
-Un de nos clients est dans le pharmaceutique. Il m’a eu quelques médicaments interdits ou qu’on trouve mal sans ordonnance.
ISA a un geste de recul.
-Vous laissez pas abuser, n’est interdit que ce qui ne plait pas à la classe dominante, vous savez bien. C’est pas toujours synonyme de dangereux. Tenez, regardez.
Il saisit un bidon blanc avec des signalétiques flippantes, et verse un peu du contenu dans un grand bac en métal couleur miroir. Ça libère une odeur terrible, médicale et menaçante. Ensuite il agite un flacon plein de comprimés, en sort deux.
-C'est du Rhinosimple, dit-il, jamais mis sur le marché à cause de l'enrobage qui ferait fondre le pancréas. Mais si on l'élimine en trempant le comprimé dans un peu d'acide, on garde un noyau, ardu à avaler mais qui vous remet d'aplomb, et franchement.
Verme recule et jette les deux petites boules blanches dans le bac. Penche-toi au-dessus pour les voir tournoyer et fondre vers un résidu bleu javel, granuleux. Verme trempe ensuite une pince et les saisit en une fois. Elles rebondissent sur une petite coupelle qu'il tend vers ISA. Elle dit non, d'un geste précipité de la main.
-Navrée, j'avalerai pas ce truc. J'ai sûrement de quoi faire dans mon sac, en plus classique et moins...
-Vous alliez dire dangereux.
-Non. Oui, bon, dangereux.
-Tant pis, je ne vous en veux pas. Mais à trop snober l'inconnu, vous loupez de formidables nouveaux chemins. J'ai dans ce tiroir des pilules à faire les hommes modernes. Si vous saviez... Comment s'est passée votre première journée?
-Ma première journée... Oui, je voulais vous dire: Lerront pense qu'il y a une erreur d'adresse de livraison pour ce qu'il appelle le dossier 5-8. J'ai pas su quoi lui répondre.
-Le dossier 5-8? Non, ce truc-là vous ne vous en occuperez pas. Quant à Lerront... bon, je connais pas ce nom, c'est probablement Lancati qui s'en occupe, il verra ça en sortant de l'hosto. Laissez de côté. Et prenez ça.
Il tend une boîte de paracétamol.
-Acheté en pharmacie, vous méfiez pas. Je veux sortir les gens de leurs mondes mais jamais sans leur accord.
ISA fait un sourire. Ensuite elle éternue et Verme lui met la main sur l'épaule. Elle repart vers son bureau avec la boîte de comprimés, suis-la.
Solonce est arrivé entretemps. Il repère le paracétamol et frissonne, puis il a l’air de se mettre en colère à l’intérieur. ISA lui demande ce qui ne va pas. Elle est assise et fouille dans son sac en quête d’une bouteille d’eau.
-Il t’a tenu un discours de merde sur les médicaments ?
-J’ai refusé ses bonbons trempés dans l’acide, fait ISA.
-T’as bien fait. Refuse tant que tu peux, il a d’immondes cochonneries, dans sa droguerie personnelle.
Juste après Solonce fait un revers du bras sur une pile de dossiers et les envoie par terre. ISA semble très intimidée. Elle avait pas encore vu Solonce perdre le contrôle. Ce gros bonhomme a les veines qui respirent, aux tempes et au cou.
-Pardon, fait-il une fois calmé, ça me touche personnellement. Tu sais pas encore comment ce type a passé ses nerfs sur moi. Comprends-moi bien, je l’adore, et je l’admire, même, et je comprends qu’un gars comme lui, étant au croisement de tant d’énergies du monde, s’emporte et fasse des choses qu’il regrette. Mais putain, regarde-moi.
Il ne se désigne pas lui-même, il montre une photo ramassée dans la pile foutue à terre : le portrait d’un type assez jeune, mince, aux traits fins.
-C’est moi l’année dernière. Un jour dans une des lettres que j’écris pour lui, il a trouvé que j’avais fait un contresens par rapport à sa philosophie ; il m’a dit « maudit scribe », et quand il a su que la lettre était déjà partie, envoyée à des centaines de clients, il m’a fourré dans la bouche une de ces saloperies de comprimés pas possibles, un machin bleu au goût de fraise médicamenteuse. J’ai failli le gerber, j’aurais dû. Ce truc là s’insinue dans tes gènes, tes artères, je ne sais quoi, il te fait enfler, te déforme le visage. C’est tout ton tempérament, ou ta génétique, qui est touchée. Même avec des régimes drastiques je perdrai pas ces deux cents kilos.
ISA est choquée, elle regarde aussi Berto et Lamproie et semble envahie par beaucoup de peine.
-Mais c’est un bon gars, fait Solonce, avec juste un esprit trop grand pour son seul corps. Quand même, ISA, on l’a tous vu, Verme est différent avec toi. Il a l’air de changer à ton contact. Si tu le peux, aide-le à maîtriser sa Colère, qu’il nous épargne, nous et les autres.
ISA promet de faire de son mieux. Comme s’il avait entendu, Verme sort, son manteau à la main, et se penche sur ISA pour savoir si son état s’arrange. Elle lui dit oui. Il est rassuré. Il annonce qu’il sera absent jusqu’à demain matin.
Tout le monde lui souhaite une bonne journée et se remet au travail.
Vers midi, Berto, Lamproie et Solonce se lèvent et invitent ISA à déjeuner avec eux. Pour prendre l’air, au moins. ISA décline, elle a encore du taf, et préfère ne pas se lever de sa chaise. Elle mangera son taboulé sur place. Les trois types hochent la tête et s’en vont.
Une demi-heure plus tard, ISA tousse en avalant la semoule et reçoit un autre mail de Lerront. Il insiste encore pour obtenir la bonne adresse de livraison. Penche-toi par-dessus son écran. Elle soupire et tape un court message pour expliquer que Lancati s’occupe de ce dossier, et que monsieur Verme est absent pour la journée. Elle l’invite à recontacter Verme le lendemain.
Lerront se met à changer de ton. Il y a deux parties dans son message, presque contradictoires. D’abord il semble s’emporter, menace de rompre tout partenariat avec Verme. Tu vois la pauvre ISA pâlir encore. Le paragraphe est long, pas avare en menaces, en formules qui sonnent comme des insultes.
Puis au second paragraphe, Lerront dit que Lancati, quoiqu’il fasse actuellement, est en train de louper sa chance, qu’en fait il l’a déjà loupée –le glissement se fait sur une même phrase. Détache ceci du maelström :

« J’avais promis à Verme de faire de Lancati son vrai numéro deux, un héritier, vraiment; il aurait servi de réceptacle au trop-plein de puissance de Verme, mais tant pis. En l’absence d’un autre candidat (je connais et méprise vos collègues), je vous propose ceci : corrigez cette erreur qui nous retarde tous, sauvez la face de Verme, et soyez présente au moment de la livraison, dans trois jours. »

Par la suite, Lerront parle de choses étranges et semble utiliser le terme « cosmique » à mauvais escient. Je vais te confier quelque chose. J’ai pu paraître lucide jusqu’à présent, mais je ne sais pas lire dans les pensées. Mais je crois voir l’endroit fébrile et inconfortable où se trouve ISA. Elle ne veut pas trahir Lancati, qu’elle n’a jamais vu mais qui est un collègue. Et le pauvre gars est à l’hôpital. En même temps, Lerront est un gros client, et perdre le partenariat lui coûterait son poste, et peut-être ceux de Lancati et des autres.
Et surtout, il y a cette histoire d’héritage, tout le charabia mystique de Lerront. ISA voit qu’en numéro deux de Verme, elle canalisera la rage de ce type dont elle a vu l’âme et le futur, tous les deux pleins de gloire. Je suppose seulement. Mais regarde : elle vient de se lever, malgré sa fièvre, et elle passe dans le bureau de Verme. Attends-la ici. Elle revient très vite, un dossier bleu sous le bras qu’elle fouille devant l’écran, avant de tomber sur la ligne qui l’intéresse. Elle répond à Lerront, recopie l’adresse, qu’elle n’a trouvée que sous forme de coordonnées géographiques, dont je suis en train de recouper latitude et longitude. Je vois. Je crois que ça ne correspond à rien d’habité. C’est un endroit globalement désert où il n’y a que des champs donc beaucoup sont à l’abandon, à quelques kilomètres de Mindwille.
Lerront lui répond vingt minutes plus tard. Il la remercie et lui rappelle l’heure et le jour de la livraison, pour qu’ils se rencontrent.
Tu as sûrement envie de ne revenir que dans trois jours, au moment du rendez-vous entre ISA et Lerront. Je sais pas si c’est une bonne idée. Il faut que tu voies encore un peu Verme, et où va les mener cette relation qui commence. Je propose qu’on accélère cette journée. Lamproie et les deux autres ne reviennent pas tout de suite, ISA en profite pour arranger un peu le bordel de la pièce. Ça la rassérène sûrement, elle tient pas en place. La journée passe, elle envoie quelques autres mails, paresse sur la fin, rentre chez elle. Tu es debout devant son lit où elle n’arrive pas à dormir.


IV

ISA est venue plus tard ce matin, ayant mal dormi. Lorsqu’elle entre, Verme n’est pas encore là. Les trois autres sont à leurs bureaux et demandent à ISA si sa fièvre est passée. Elle dit oui, quoiqu’elle se sente encore un peu fébrile et qu’elle ait du sommeil à rattraper. Berto bien sûr ne dit rien, il transmet son sentiment avec un hochement et un sourire.
ISA s’installe et allume son écran quand Verme fait son apparition. Il passe dans la pièce, le manteau ouvert. Au moment d’ouvrir la porte de son bureau il se tourne vers ISA et lui dit de la rejoindre. Suis-la. Elle s’assied sans attendre l’assentiment de Verme qui semble ailleurs, dans un endroit peuplé de soucis. Il y a un silence. Finalement il lève la tête et regarde ISA dans les yeux. Il se met debout, marche, débarrasse le chariot où sont encore les médicaments de la veille.
Il revient s’asseoir.
-ISA, dit-il, je vais vous annoncer deux choses. D’abord, et ça j’aurais dû le faire plus tôt, je vais vous dire en quoi consiste vraiment le dossier 5-8. Vous voyez, ces médicaments que je vous ai montrés hier, c’est pas seulement pour guérir mes employés les moins regardants. Le client dont je vous parlais me les livre en de bien plus grandes quantités. Ensuite je les fais traiter par un labo que je possède, en dehors de la ville, où ils deviennent une forme inédite de MDMA. C’est en tout cas sous ce nom que je la fais revendre par la suite, dans toute la région de Mindwille. Cette substance ne fait pas des toxicomanes. Elle crée les hommes modernes. Elle fera d’eux des gens comme moi, uniques et semblables à tous, présents partout à la fois dans chaque rouage de la civilisation. Ils ont d’abord des comportements dangereux, certains ne survivent pas. Mais les autres, après avoir compris qu’ils doivent payer leur pouvoir, deviennent immenses, invincibles, et ils seront bientôt mes compagnons d’armes.
La deuxième chose que je dois vous dire vous concerne. Vous avez dialogué hier avec Lerront. Maintenant vous vous dites que sans le savoir vous échangiez des mails professionnels avec un trafiquant de drogues. Je vous rassure : non, Lerront n’est pas un dealer. C’est un flic.
Il regarde ISA sans rien dire. Il est sans expression. ISA transpire et devient pâle.
-Il vous a dit que la livraison était dans trois jours, mais elle a eu lieu hier soir. Ses gars ont tout saisi. Ils vont bientôt venir me chercher et je vais pas fuir, parce que je vous l’ai dit, les flics sont moi et je suis eux ; je veux être là quand je viendrai m’attraper.
Il se lève, fait le tour du bureau, s’assied devant ISA. Il a la tête basse. ISA passe sa main sur le bras de Verme…

Bon sang, recule-toi. Il n’y a rien que tu puisses faire. Tu n’es pas obligé de regarder. Tu regardes.

Le bac d’acide est resté sur le bureau. Au moment où ISA touche Verme, il attrape le bac et le lui vide sur la droite du visage. L’odeur des chairs qui fondent, le cri d’ISA te brouillent les sens, c’est comme si tu voyais rien. Elle tombe de sa chaise, sous la masse d’air que l’acide a changé en nuage brûlant. Verme est toujours assis sur son bureau, il regarde devant lui, rouge de rage.
ISA est encore au sol, elle a cessé de crier. Elle tremble. L’acide lui a mangé la chair, de l’oreille à la joue. Sa peau est grignotée, creusée, pleine de cratères jusqu’à l’œil droit, qui voit encore mais dont la paupière est ouverte et dilate le globe oculaire. Le désastre coule jusqu’au menton et remonte sur le crâne : elle n’a plus de cheveux sur le côté droit, seulement la continuité de cette tache d’acide en forme de terrain de bataille.
Verme ne dit rien. Il revient s’asseoir à son bureau, ne fait rien. Il a les poings serrés.
ISA se relève, elle pleure presque et respire fort. Comme Verme ne lui prête aucune attention, elle sort brutalement. Suis-la.
Quand elle apparait défigurée aux autres, ils ont un air gêné. Solonce dit, après un très long silence :
-Merde, il t’a pas loupée.
ISA s’effondre sur sa chaise, puis se redresse et met ses mains à plat sur le bureau. Elle répète :
-L’enfoiré, l’enfoiré, l’enfoiré.
Elle éteint l’écran pour se voir dans le reflet noir. Elle ferme les yeux, secoue la tête.
-L’enfoiré, l’enfoiré.
Les trois autres ont arrêté de bosser, ils la regardent sans savoir quoi faire.
-ISA. ISA ? dit Solonce. Tu devrais prendre ta journée.
Verme vient de sortir du bureau, il reste sur le seuil. Il est plus serein. Il dit avec douceur :
-Oui, ISA, prenez votre journée. Je serai là demain, on en parlera de manière plus apaisée. Vous en faites pas, tout ira bien.
Elle accepte sans dire un mot. Solonce, Lamproie et Berto sont embêtés. Ils lui disent « à demain ». Elle a mis son manteau mais laisse son écharpe sur la chaise. Elle sort, on la suit.
Le temps dehors est magnifique. Je sais pas où ISA va te conduire. Elle marche longtemps, sûrement pour voir la réaction des gens. Ils la regardent un peu plus longtemps qu’ils ne regardent les autres. De toute façon ils sont pressés.
Elle vient d’entrer dans un petit parc où il n’y a qu’une pelouse qui tombe à moitié dans l’ombre de la tour. Elle s’assied dans l’herbe et ne fait rien. Elle soupire. Elle pleure un peu mais se ressaisit. Assieds-toi près d’elle. Elle passe sa main sur la chair brûlée. Elle la retire vite, puis la remet, pour voir où ça s’arrête. Elle passe ses doigts là où recommencent les cheveux. Elle ferme les yeux et baisse la tête, très longtemps.
ISA s’allonge, et s’endort.
Je suis navré que tu aies vu ça. Je sais pas pourquoi je t’ai fait venir, sincèrement. T’auras vu la chute de Verme, dont on reparlera sûrement dans quelques années.
Le téléphone d’ISA se met à sonner.
Ça la réveille. Elle décroche, tends ton oreille, approche-toi.
-Verme ? dit-elle, mal réveillée, abrutie par l’acide.
-Oui, fait Verme, c’est moi. Vous avez oublié votre écharpe au bureau. Vous risquez d’attraper encore froid. Venez la reprendre au bureau, pour me faire plaisir, et…bon, ISA, pour tout vous dire j’invite tout le monde, Lamproie, Berto, Solonce, à prendre un verre au Palais d’Étoile. On aimerait que vous vous joigniez à nous. Qu’on enterre la hache de guerre. Ça m’emmerde de rester fâché avec vous.
Les flics vont bientôt venir me chercher ; y a des chances que je ressorte libre la semaine suivante, mais juste au cas où, je veux qu’on prenne un verre tous ensemble, pour fêter au moins le temps où notre petite compagnie a fonctionné. Ça me ferait plaisir que vous veniez, dites pas non.
ISA n’a pas retrouvé tout à fait le sourire, mais elle accepte. Elle quitte le parc, il est près de midi. Elle entre dans le fameux quartier de Verme où le soleil tombe très dru, maintenant. A la terrasse de l’immense Palais d’Étoile, on aperçoit Verme et les autres, autour d’une table ronde. Ils sont tous décontractés et font signe à ISA d’approcher. Elle s’assied sur la chaise restante, entre Lamproie et Solonce, et face à Verme et Berto. Verme est en chemise à manches courtes, sans cravate, et son mollet nu qu’on voit sous la table suggère qu’il porte un bermuda. Il a le sourire, les autres aussi. Rapidement ISA se laisse gagner par la bonne humeur.
-ISA, fait Verme, je suis vraiment navré de m’être emporté. Les flics, ça me pendait au nez, ils seraient venus par quelqu’un d’autre si ça n’avait pas été vous. Oublions tout ça. Disons que c’était un rite, vous faites maintenant partie de la famille. Et même si cette famille peut disparaître demain, ses membres les plus récents n’en auront pas été les moins importants. Aucun nouveau-né ne sera déchu du statut de créature, à la fin du monde. Alors, disons que ces propos décousus sont un toast ou un discours d’adieu, et levons nos verres. Servez-vous, ISA, il y a de la frozen margarita, et des raviolis pékinois. Les petits éclairs au café arrivent ensuite.
Chacun lève son verre.
-Au moins, fait ISA en riant, vous ne m’utiliserez pas en vitrine pour appâter le client.
Tout le monde éclate de rire.
-Dites pas ça, dit doucement Verme, vous êtes encore magnifique.
Le téléphone d’ISA vibre à deux reprises. Regarde par-dessus son épaule pendant que Verme parle du quartier. Le message qu’elle lit discrètement est de Lerront. Il lui demande de confirmer sa venue à la livraison de vendredi.
-Le nom, Verme, vient de mon ancêtre, qui a ouvert le premier commerce du quartier, il y a deux cents ans. J’ai sûrement continué son rêve, qui était bien plus que d’ouvrir un commerce. Bon, avant d’attraper un de ces appétissants raviolis…tenez, ISA, vous savez que le Palais d’Étoile est un de nos clients ? Il m’offre des caisses de ces raviolis, à chaque fois. Je vous en enverrai pour me faire pardonner. Bref, avant de me servir, je vais me laver les mains. A tout de suite.
Je suis sûr qu’il prépare autre chose. Tu devrais le suivre. Il entre et va jusqu’au lavabo du vestiaire des hommes, après avoir fermé à clé. Il se lave vigoureusement les mains en se regardant longtemps dans le miroir. Au moment de tirer sur une serviette en papier, le distributeur se décroche du mur et lui tombe sur les mains. Ça les lui entaille légèrement. Il se met à jurer, à hurler. Il attrape l’engin qui s’est brisé au sol, comme à la recherche de quelqu’un sur qui passer ses nerfs.
Il regarde fixement vers toi. Il vient de remarquer ta présence.




samedi 12 avril 2014

Freestyle 2

Là. 
C’était dit. 
Il avait suffit d’un mot. 
Un mot, pour voir son monde s’écrouler. 
Pour voir les immeubles se ratatiner, puis s’effondrer sur eux-mêmes. Pour voir les droites se courber. 
Pour voir les murs se rapprocher. Pour voir le temps se dilater, puis s’effondrer sur lui-même.


Le sang lui avait éclaboussé le visage, tandis que la lame, émoussée, allait et venait dans le ventre de la femme. Elle n’avait pas crié. Il n’avait pas crié non plus. Tout autour les gens haletaient, hurlaient. Un enfant s’était réfugié dans les jupes de sa mère. Un homme avait posé un genou à terre, et pleurait, paralysé. Un autre homme était tombé dans les pommes. Une femme criait et se débattait. On pouvait distinguer des « faites quelque chose ! » ou des « arrêtez le ! ». 
L’homme au couteau avait relevé la tête et ne souriait pas. Ses yeux, écarquillés, étaient ronds, blancs et gros. Il essuya son visage avec la manche de sa chemise, blanche, qui devint rouge. « Mais arrêtez le ! ». L’homme lâcha le couteau et s’essuya les doigts sur son pantalon, blanc lui aussi. Il s’était blessé à la main, qu'il regardait saigner. Il voulu partir de là, mais la foule se pressa contre lui pour l’immobiliser.
Il prit quelques coups, mais ne dit rien jusqu’à ce que la police révolutionnaire l’embarque. 
Là, il bredouilla un « pardon ».